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Il y a maintenant dix-sept ans qu'un
publiciste, que je ne nommerai pas, dirigea contre la protection
douanière un argument, sous forme algébrique, qu'il nommait la
double incidence de la perte.
Cet argument fit quelque impression. Les privilégiés se
hâtèrent de le réfuter; mais il arriva que tout ce qu'ils
firent dans ce but ne servit qu'à élucider la
démonstration, à la rendre de plus en plus invincible, et, en
outre, à la populariser; si bien qu'aujourd'hui, dans le pays
où s'est passée la chose, la protection n'a plus de partisans.
On me
demandera peut-être pourquoi je ne cite pas le nom de l'auteur? Parce
que mon maître de philosophie m'a appris que cela met quelquefois en
péril l'effet de la citation(1).
Il nous dictait un cours parsemé de passages dont quelques-uns
étaient empruntés à Voltaire et à Rousseau,
invariablement précédés de cette formule:
« Un célèbre auteur a dit, etc. » Comme
il s'était glissé quelques éditions de ces malencontreux
écrivains dans le collège, nous savions fort bien à quoi
nous en tenir. Aussi nous ne manquions jamais, en récitant, de
remplacer la formule par ces mots: « Rousseau a dit, Voltaire a
dit. » - Mais aussitôt le pédagogue, levant les mains
au ciel, s'écriait: « Ne citez pas, l'ami B...; apprenez
que beaucoup de gens admireront la phrase qui la trouveraient
détestable s'ils savaient d'où elle est tirée. »
C'était le temps où régnait une opinion qui
détermina notre grand chansonnier, je devrais dire notre grand
poète, à mettre au jour ce refrain:
C'est la faute de Voltaire, C'est la faute de Rousseau.
Supprimant donc le nom de l'auteur et la forme algébrique, je
reproduirai l'argument qui se borne à établir que toute faveur
du tarif entraîne nécessairement:
1) Un
profit pour une industrie;
2) Une perte égale pour une autre industrie;
3) Une perte égale pour le consommateur.
Ce sont là les effets directs et nécessaires de la protection.
En bonne justice, et pour compléter le bilan, il faudrait encore lui
imputer de nombreuses pertes accessoires, telles que: frais de surveillance,
formalités dispendieuses, incertitudes commerciales, fluctuations de
tarifs, opérations contrariées, chances de guerre
multipliées, contrebande, répression, etc.
Mais je me restreins ici aux conséquences nécessaires de la
protection.
Une anecdote rendra peut-être plus claire la démonstration de
notre problème.
Un maître de forges avait besoin de bois pour son usine. Il avait
traité avec un pauvre bûcheron, quelque peu clerc, qui, pour 40
sous, devait bûcher du matin au soir, un jour par semaine.
La chose paraîtra singulière; mais il advînt qu'à
force d'entendre parler protection, travail national,
supériorité de l'étranger, prix de revient, etc., notre
bûcheron devint économiste à la manière du
Moniteur industriel: Si bien qu'une pensée lumineuse se glissa dans
son esprit en même temps qu'une pensée de monopole dans son
cœur.
Il alla trouver le maître de forges, et lui dit:
– Maître, vous me donnez 2 francs
pour un jour de travail; désormais vous me donnerez 4 francs et je
travaillerai deux jours.
– L'ami, répondit le maître
de forges, j'ai assez du bois que tu refends dans la journée.
– Je le sais, dis le bûcheron; aussi
j'ai pris mes mesures. Voyez ma hache, comme elle est émoussée,
ébréchée. Je vous assure que je mettrai deux jours
pleins à hacher le bois que j'expédie maintenant en une
journée.
– Je perdrai 2 francs à ce
marché.
– Oui, mais je les gagnerai, moi; et,
relativement au bois et à vous, je suis producteur et vous
n'êtes que consommateur. Le consommateur! Cela mérite-t-il
aucune pitié?
– Et si je te prouvais
qu'indépendamment des 40 sous qu'il me fera perdre, ce marché
fera perdre aussi 40 sous à un autre producteur?
– Alors je dirais que sa perte balance mon
gain, et que le résultat définitif de mon invention est pour
vous, et par conséquent pour la nation en masse, une perte
sèche de 2 francs. Mais quel est ce travailleur qui aura à se
plaindre?
– Ce sera, par exemple, Jacques le
jardinier, auquel je ne pourrai plus faire gagner comme aujourd'hui 40 sous
par semaine, puisque ces 40 sous, je te les aurai donnés; et si je
n'en prive pas Jacques, j'en priverai un autre.
– C'est juste, je me rends et vais
aiguiser ma hache. Au fait, si par la faute de ma hache il se fait moins de
besogne dans le monde pour une valeur de 2 francs, c'est une perte, et il
faut bien qu'elle retombe sur quelqu'un... Mais, pardon, maître, il me
vient une idée. Si vous me faites gagner ces 2 francs, je les ferai
gagner au cabaretier, et ce gain compensera la perte de Jacques.
– Mon ami, tu ne ferais là que ce que
Jacques fera lui-même tant que je l'emploierai, et ce qu'il ne fera
plus si je le renvoie, comme tu le demandes.
– C'est vrai; je suis pris, et je vois
bien qu'il n'y a pas de profit national à ébrécher les
haches. Cependant, notre bûcheron, tout en
bûchant, ruminait le cas dans sa tête. Il se disait: Pourtant,
j'ai cent fois entendu dire au patron qu'il était avantageux de
protéger le producteur aux dépens du consommateur. Il est vrai
qu'il a fait apparaître ici un autre producteur auquel je n'avais pas
songé. À quelque temps de là, il se présenta chez
le maître de forges, et lui dit:
– Maître, j'ai besoin de 20
kilogrammes de fer, et voici 5 francs pour les payer.
– Mon ami, à ce prix je ne t'en
puis donner que 10 kilogrammes.
– C'est fâcheux pour vous, car je
sais un Anglais qui me donnera pour mes 5 francs les 20 kilogrammes dont j'ai
besoin.
– C'est un coquin.
– Soit.
– Un égoïste, un perfide, un
homme que l'intérêt fait agir.
– Soit.
– Un individualiste, un bourgeois, un
marchand qui ne sait ce que c'est qu'abnégation, dévouement,
fraternité, philanthropie.
– Soit; mais il me donne pour 5 francs 20
kilogrammes de fer, et vous, si fraternel, si dévoué, si
philanthrope, vous ne m'en donnez que 10.
– C'est que ses machines sont plus
perfectionnées que les miennes.
– Oh! Oh! Monsieur le philanthrope, vous
travaillez donc avec une hache obtuse, et vous voulez que ce soit moi qui
supporte la perte.
– Mon ami, tu le dois, pour que mon
industrie soit favorisée. Dans ce monde, il ne faut pas toujours
songer à soi et à son intérêt.
– Mais il me semble que c'est toujours
votre tour d'y songer. Ces jours-ci vous n'avez pas voulu me payer pour me
servir d'une mauvaise hache, et aujourd'hui vous voulez que je vous paye pour
vous servir de mauvaises machines.
– Mon ami, c'est bien différent;
mon industrie est nationale et d'une haute importance.
– Relativement aux 5 francs dont il
s'agit, il n'est pas important que vous les gagniez si je dois les perdre.
– Et ne te souvient-il plus que lorsque tu
me proposais de fendre mon bois avec une hache émoussée, je te
démontrai qu'outre ma perte, il en retomberait sur le pauvre Jacques
une seconde, égale à la mienne, et chacune d'elles égale
à ton profit, ce qui, en définitive, constituait, pour la
nation en masse, une perte sèche de 2 francs? – Pour qu'il y
eût parité dans les deux cas, il te faudrait prouver que mon
gain et ta perte se balançant, il y aura encore un préjudice
causé à un tiers.
– Je ne vois pas que cette preuve soit
très nécessaire; car, selon vous-même, que
j'achète à vous, que j'achète à l'Anglais, la
nation ne doit rien perdre ni gagner. Et alors, je ne vois pas pourquoi je
disposerais à votre avantage, et non au mien, du fruit de mes sueurs.
Au surplus, je crois pouvoir prouver que si je vous donne 10 francs de vos 20
kilogrammes de fer, je perdrai 5 francs, et une autre personne perdra 5
francs; vous n'en gagnerez que 5, d'où résultera pour la nation
entière une perte sèche de 5 francs.
– Je suis curieux de t'entendre bûcher
cette démonstration.
– Et si je la refends proprement,
conviendrez-vous que votre prétention est injuste?
– Je ne te promets pas d'en convenir; car,
vois-tu, en fait de ces choses-là, je suis un peu comme le Joueur de
la comédie, et je dis à l'économie politique: Tu peux
bien me convaincre, ô science ennemie, Mais me faire avouer, morbleu,
je t'en défie! Cependant voyons ton argument.
– Il faut d'abord que vous sachiez une
chose. L'Anglais n'a pas l'intention d'emporter dans son pays ma pièce
de 100 sous. Si nous faisons marché, (le maître de forges,
à part: – J'y mettrai bon ordre) il m'a chargé d'acheter
pour 5 francs deux paires de gants que je lui remettrai en échange de
son fer.
– Peu importe, arrive enfin à la
preuve.
– Soit; maintenant calculons. – En
ce qui concerne les 5 francs qui représentent le prix naturel du fer,
il est clair que l'industrie française ne sera ni plus ni moins
encouragée, dans son ensemble, soit que je les donne à vous
pour faire le fer directement, soit que je les donne au gantier qui me
fournit les gants que l'Anglais demande en échange du fer.
– Cela paraît raisonnable.
– Ne parlons donc plus de ces premiers 100
sous. Restent les autres 5 francs en litige. Vous dites que si je consens
à les perdre, vous les gagnerez, et que votre industrie sera
favorisée d'autant.
– Sans doute.
– Mais si je conclus avec l'Anglais, ces
100 sous me resteront. Précisément, je me trouve avoir grand
besoin de chaussures, et c'est juste ce qu'il faut pour acheter des souliers.
Voilà donc un troisième personnage, le cordonnier,
intéressé dans la question. – Si je traite avec vous,
votre industrie sera encouragée dans la mesure de 5 francs; celle du
cordonnier sera découragée dans la mesure de 5 francs, ce qui
fait la balance exacte. – Et, en définitive, je n'aurai pas de
souliers; en sorte que ma perte sera sèche, et la nation, en ma
personne, aura perdu 5 francs.
– Pas mal raisonné pour un
bûcheron! Mais tu perds de vue une chose, c'est que les 5 francs que tu
ferais gagner au cordonnier, si tu traitais avec l'Anglais, je les lui ferai
gagner moi-même si tu traites avec moi.
– Pardon, excuse, maître; mais vous
m'avez vous-même appris, l'autre jour, à me préserver de
cette confusion.
J'ai 10 francs; traitant avec vous, je vous les
livre et vous en ferez ce que vous voudrez.
Traitant avec l'Anglais, je les livre, savoir: 5
francs au gantier, 5 francs au cordonnier, et ils en feront ce qu'ils
voudront.
Les conséquences ultérieures de la
circulation qui sera imprimée à ces 10 francs par vous dans un
cas, par le gantier et le cordonnier dans l'autre, sont identiques et se
compensent. Il ne doit pas en être question(2).
Il n'y a donc en tout ceci qu'une
différence. Selon le premier marché, je n'aurai pas de
souliers; selon le second, j'en aurai.
Le maître de forges s'en allant: « Ah! Où diable
l'économie politique va-t-elle se nicher? Deux bonnes lois feront
cesser ce désordre: Une loi de douanes qui me donnera la force,
puisque aussi bien je n'ai pas la raison – et une loi sur
l'enseignement, qui envoie toute la jeunesse étudier la
société a Sparte et à Rome. Il n'est pas bon que le
peuple voie si clair dans ses affaires(3)! »
1. Le nom
que l'auteur ne cite pas est celui d'un membre éminent de la ligue
anglaise, le colonel Perronet Thomson. Voir tome III, page 89, 218 et 282
(Note de l'éditeur de l'édition originale.) Il s'agit
respectivement les morceaux suivants: Meeting à Manchester, en octobre
1842; meeting en Écosse, du 8 au 18 janvier 1844; meeting à
Londres, 17 avril 1844. (Note de l'éditeur de Bastiat.org.)
2. Voir au tome V, page 363, le chapitre VII du
pamphlet: Ce qu'on voit et ce qu'on voit pas. (Note
de l'éditeur de l'édition originale.)
3. Voir au tome IV, page 442, le pamphlet:
Baccalauréat et Socialisme (Note de l'éditeur de
l'édition originale.)
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