Au cours du
Moyen-Âge, une controverse fondamentale a opposé les partisans du mysticisme
et les partisans du rationalisme. Les uns, opposés à l’usage de la raison, les
autres, cherchant à unir la philosophie et la théologie. Dans l’Europe
chrétienne, cette querelle a d’abord opposé Abélard à Bernard de Clairvaux,
puis Thomas d’Aquin aux partisans de l’interdiction d’Aristote.
Or, cette
querelle a eu lieu aussi dans l'islam. Mais à la différence du christianisme,
c’est le mysticisme qui l’a emporté à la fin du Moyen-âge. À partir du XIVe
siècle, on voit disparaître les philosophes au profit des juristes dont la
fonction principale est de faire observer les préceptes du Coran, codifiés
par leurs soins. On ne trouve quasiment plus de chercheurs, de savants, de
penseurs. Un penseur perse fut à l’origine de cette tradition mystique,
hostile à la philosphie : Al Ghazali. Il fut combattu vainement par
Averroès.
Abu Hamid al
Ghazali (1058-1111) : de la destruction de la raison par la foi
Philosophe de
Bagdad au XIème siècle, Al Ghazali écrivit un livre intitulé De la
destruction de la philosophie dans lequel il défendit un point de vue
antirationaliste.
Selon lui, le
vrai croyant doit exclure la philosophie de sa vie car la compréhension
rationnelle du monde ou de Dieu est superflue et dangereuse, elle peut nous
éloigner de la foi. En effet, la volonté de Dieu est à la fois souveraine et
incompréhensible. Elle échappe à l’ordre des raisons et la seule attitude qui
convienne pour le croyant est l'obéissance.
La foi suffit
puisque tout est écrit dans le Coran, qui est la parole incréée de Dieu. Le
Coran est éternel, il est divin. C’est pourquoi on ne saurait l’interpréter
mais seulement s’y soumettre. Chercher à comprendre avec sa raison serait
sacrilège, ce serait comme vouloir enfermer Dieu dans les limites de nos
propres concepts.
Al Ghazali
rejetait aussi la science, en vertu du principe selon lequel la nature
physique obéit directement à la volonté de Dieu et non à des lois. Dieu
gouverne toute chose par sa volonté toute-puissante, continuellement et
directement. La causalité divine s’exerce sans intermédiaire et tout ce qui
se passe dans la nature, tout phénomène naturel, relève de sa volonté
toute-puissante.
On retrouve
ici une perception très ancienne du monde : la volonté divine est partout,
elle commande tout, elle est responsable de tout. L’idée d’un ordre naturel
ou rationnel autonome n’a donc pas lieu d’être. Et la science, le désir de
découvrir des lois de la nature par la raison, est une prétention illusoire.
Seul le Coran, la parole incréée de Dieu, est source de vérité.
Averroès (Ibn
Rushd) 1126-1198 : de l’harmonie de la raison et de la foi
Médecin,
juriste et philosophe arabe, vivant à Cordoue en Espagne musulmane, Averroès
a joué un grand rôle dans la redécouverte d'Aristote en Occident. Thomas
d’Aquin le cite des milliers de fois dans son œuvre.
Or, Averroès a
travaillé sur les œuvres d’Al Ghazali et a tenté de le réfuter dans un traité
destiné à réhabiliter la philosophie : De la destruction de la
destruction.
Dans ce livre,
il écrit que, selon la tradition religieuse islamique, la première chose
créée par Dieu en l’homme est l'intelligence. C’est pourquoi le croyant fait
honneur à Dieu lorsqu'il raisonne, lorsqu'il utilise son intelligence. La foi
invite le croyant à raisonner.
Par ailleurs,
répondant à Al Ghazali, il affirme qu’un homme abandonné depuis sa naissance
sur une île déserte parviendrait de lui-même à l’idée de Dieu. Par sa raison
naturelle, il est capable de vérités sur le monde et sur Dieu. Dieu étant
l’auteur de la révélation d’une part et l’auteur du monde d’autre part, il ne
peut y avoir de contradiction entre la foi et la raison.
Mais dans
l'hypothèse où la philosophie ou bien la science contredirait le Coran, alors
il faudrait, dit Averroès, envisager deux possibilités :
- soit nous
avons mal compris le Coran, auquel cas il faut l’interpréter. Car la loi
divine a un sens extérieur (zahir) et un sens intérieur (batin) ;
- soit nous
avons mal philosophé, auquel cas il faut revoir nos raisonnements.
Quoi qu'il en
soit, il ne peut y avoir de contradiction entre ce que dit la raison et ce
que dit le Coran, car « le vrai ne peut contredire le vrai »,
dit-il. Ce sont simplement deux modes d'approche d’une même vérité. On
retrouve la même doctrine chez St-Thomas. Pour lui, la philosophie et la
théologie sont deux moyens distincts mais complémentaires d’arriver à la même
vérité, même si la foi dépasse la raison. Elle n’est pas contre la raison.
Averroès
insiste également sur l’universalité de la raison qui dépasse les frontières
culturelles et religieuses. Ainsi, on peut faire confiance à ceux qui nous
ont précédés en philosophie, même s’ils étaient païens comme Aristote. Averroès
écrit : « Si les paroles de Dieu sont vraies et si elles nous
invitent au raisonnement philosophique qui nous conduit à la recherche de la
vérité, il en résulte certainement que le raisonnement philosophique ne nous
mène pas à une conclusion contraire à la vérité divine ».
Terminons par
une dernière citation : « Interdire la philosophie sous prétexte
qu’elle risque d’éloigner les fidèles d’Allah, dit Averroès, c’est comme
interdire l’eau à un assoiffé sous prétexte qu’elle pourrait le noyer ».
Autrement dit, si nous sommes faits pour boire de l'eau, elle ne peut être un
mal pour nous. De même, l’usage de la raison ne peut être interdit, quand
bien même il pourrait nous éloigner de la foi, car il est inscrit dans notre
nature.
La pensée
d’Averroès n’est donc pas une pensée islamique orthodoxe. Sous l’influence de
celle d’Aristote, elle s’éloigne de l’islam de deux façons :
1° Elle
présuppose l’existence d’une nature qui a ses propres lois de fonctionnement.
2° Elle suggère
que le Coran devrait être interprété et non réduit à sa lettre.
Averroès fut
condamné par les autorités religieuses musulmanes de l’époque qui lui
reprochaient son rationalisme. Ses livres furent brûlés et il fut emprisonné
avant d’être assassiné.
À lire pour
compléter :
Dominique
Urvoy, Averroès, les ambitions d'un intellectuel musulman, Flammarion,
coll. Les Grandes Biographies, Paris, 1998, 253 pages.
Roger
Arnaldez, Averroès, un rationaliste en Islam, Balland, coll. Le Nadir,
Paris, 1998 (2e édition), 237 pages.
Roger
Arnaldez, « Ghazâlî », in Dictionnaire des philosophes,
Encyclopaedia Universalis/ Albin Michel, 1998, p. 605-611.
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