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Dans
la sphère économique, un acte, une habitude, une institution,
une loi n'engendrent pas seulement un effet, mais
une série d'effets. De ces effets, le premier seul est immédiat;
il se manifeste simultanément avec sa cause, on le voit. Les autres ne
se déroulent que successivement, on ne les voit pas; heureux si on les
prévoit.
Entre un mauvais et un bon Économiste, voici toute la
différence: l'un s'en tient à l'effet visible; l'autre tient
compte et de l'effet qu'on voit et de ceux qu'il faut prévoir.
Voici comment débute ce texte de l'économiste et journaliste
libéral français Frédéric Bastiat sur les effets
superficiellement positifs à court terme, mais profondément
néfastes à plus long terme, des interventions de l'État.
Même s'il a été écrit il y a 150 ans, ce long
article garde toute sa fraîcheur et sa pertinence et décrit
exactement la nature du débat telle qu'on le vit encore
aujourd'hui.
Bastiat y passe en revue les arguments fallacieux des illettrés
économiques – les mêmes qu'on entend encore constamment
– pour justifier que l'État se mêle de favoriser le
crédit, de créer des emplois, d'empêcher la
prolifération des machines, de restreindre l'épargne, ou de
subventionner les arts. Douze domaines d'intervention sont analysés et
chaque fois, Bastiat montre que les interventionnistes nous font toujours
miroiter ce qu'on voit, mais omettent de considérer ce
qu'on ne voit pas.
Dans l'extrait qui suit, Bastiat démontre que ne pas
subventionner l'art ne signifie pas l'abolir et
qu'un déplacement de fonds ne résulte pas
nécessairement en un gain pour tous. Ceux qui
voudraient lire le reste de cet article ou d'autres écrits du
même auteur peuvent se rendre sur la page Frédéric Bastiat, où
l'on trouve quelques textes de ce phare du libéralisme au 19e
siècle. Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas
[...]
IV.
Théâtres, Beaux-Arts
L'État
doit-il subventionner les arts?
Il y a certes
beaucoup à dire Pour et Contre.
En faveur du
système des subventions, on peut dire que les arts élargissent,
élèvent et poétisent l'âme d'une nation, qu'ils
l'arrachent à des préoccupations matérielles, lui
donnent le sentiment du beau, et réagissent ainsi favorablement sur
ses manières, ses coutumes, ses moeurs et même sur son
industrie. On peut se demander où en serait la musique en France, sans
le Théâtre-Italien et le Conservatoire; l'art dramatique, sans
le Théâtre-Français; la peinture et la sculpture, sans
nos collections et nos musées. On peut aller plus loin et se demander
si, sans la centralisation et par conséquent la subvention des
beaux-arts, ce goût exquis se serait développé, qui est
le noble apanage du travail français et impose ses produits à
l'univers entier. En présence de tels résultats, ne serait-ce
pas une haute imprudence que de renoncer à cette modique cotisation de
tous les citoyens qui, en définitive, réalise, au milieu de
l'Europe, leur supériorité et leur gloire?
À ces raisons et bien d'autres, dont je ne conteste pas la force,
on peut en opposer de non moins puissantes. Il y a d'abord, pourrait-on dire,
une question de justice distributive. Le droit du législateur va-t-il
jusqu'à ébrécher le salaire de l'artisan pour constituer
un supplément de profits à l'artiste? M.
Lamartine disait: « Si vous supprimez la subvention d'un
théâtre, où vous arrêterez-vous dans cette voie, et
ne serez-vous pas logiquement entraînés à supprimer vos
Facultés, vos Musées, vos Instituts,
vos Bibliothèques? » On pourrait
répondre: « Si vous voulez subventionner tout ce qui
est bon et utile, où vous arrêterez-vous dans cette voie, et ne
serez-vous pas entraînés logiquement à constituer une
liste civile à l'agriculture, à l'industrie, au commerce,
à la bienfaisance, àl'instruction? » Ensuite, est-il
certain que les subventions favorisent le progrès de l'art? C'est une
question qui est loin d'être résolue, et nous voyons de nos yeux
que les théâtres qui prospèrent sont ceux qui vivent de
leur propre vie. Enfin, s'élevant à des considérations
plus hautes, on peut faire observer que les besoins et les désirs
naissent les uns des autres et s'élèvent dans des
régions de plus en plus épurées, à mesure que la
richesse publique permet de les satisfaire; que le gouvernement n'a point
à se mêler de cette correspondance, puisque, dans un état
donné de la fortune actuelle, il ne saurait stimuler, par
l'impôt, les industries de luxe sans froisser les industries de
nécessité, intervertissant ainsi la marche naturelle de la
civilisation. On peut faire observer que ces déplacements artificiels
des besoins, des goûts, du travail et de la population, placent les
peuples dans une situation précaire et dangereuse, qui n'a plus de
base solide.
Voilà
quelques-unes des raisons qu'allèguent les adversaires de
l'intervention de l'État, en ce qui concerne l'ordre dans lequel les
citoyens croient devoir satisfaire leurs besoins et leurs désirs, et
par conséquent diriger leur activité. Je suis de ceux, je
l'avoue, qui pensent que le choix, l'impulsion doit venir d'en bas, non d'en
haut, des citoyens, non du législateur; et la doctrine contraire me semble
conduire à l'anéantissement de la liberté et de la
dignité humaines.
Mais, par une
déduction aussi fausse qu'injuste, sait-on de quoi on accuse les
économistes? c'est, quand nous repoussons la subvention, de repousser
la chose même qu'il s'agit de subventionner, et d'être les
ennemis de tous les genres d'activité, parce que nous voulons que ces
activités, d'une part soient libres, et de l'autre cherchent en
elles-mêmes leur propre récompense. Ainsi, demandons-nous que
l'État n'intervienne pas, par l'impôt, dans les matières
religieuses? nous sommes des athées. Demandons-nous que l'État
n'intervienne pas, par l'impôt, dans l'éducation? nous
haïssons les lumières. Disons-nous que l'État ne doit pas
donner, par l'impôt, une valeur factice au sol, à tel ordre
d'industrie? nous sommes les ennemis de la propriété et du
travail. Pensons-nous que l'État ne doit pas subventionner les
artistes? nous sommes des barbares qui jugeons les arts inutiles.
Je proteste ici
de toutes mes forces contre ces déductions. Loin que nous
entretenions l'absurde pensée d'anéantir la religion,
l'éducation, la propriété, le travail et les arts quand
nous demandons que l'État protège le libre développement
de tous ces ordres d'activité humaine, sans les soudoyer aux
dépens les uns des autres, nous croyons au contraire que toutes ces
forces vives de la société se développeraient
harmonieusement sous l'influence de la liberté, qu'aucune d'elles ne
deviendrait, comme nous le voyons aujourd'hui, une source de troubles, d'abus,
de tyrannie et de désordre.
Nos
adversaires croient qu'une activité qui n'est ni soudoyée ni
réglementée est une activité anéantie. Nous
croyons le contraire. Leur foi est dans le législateur, non dans
l'humanité. La nôtre est dans l'humanité, non dans le
législateur.
Ainsi, M.
Lamartine disait: « Au nom de ce principe, il faut abolir les
expositions publiques qui font l'honneur et la richesse de ce pays.
»
Je
réponds à M. Lamartine: « À votre point
de vue, ne pas subventionner c'est abolir, parce
que, partant de cette donnée que rien n'existe que par la
volonté de l'État, vous en concluez que rien ne vit que ce que
l'impôt fait vivre. Mais je retourne contre vous l'exemple que vous
avez choisi, et je vous fait observer que la plus grande, la plus noble des
expositions, celle qui est conçue dans la pensée la plus
libérale, la plus universelle, et je puis même me servir du mot
humanitaire, qui n'est pas ici exagéré, c'est l'exposition qui
se prépare à Londres, la seule dont aucun gouvernement ne se
mêle et qu'aucun impôt ne soudoie. »
Revenant
aux beaux-arts, on peut, je le répète, alléguer pour et
contre le système des subventions des raisons puissantes. Le lecteur
comprend que, d'après l'objet spécial de cet écrit, je
n'ai ni à exposer ces raisons, ni à décider entre
elles.
Mais M.
Lamartine a mis en avant un argument que je ne puis passer sous silence, car
il rentre dans le cercle très précis de cette étude
économique.
Il a
dit:
La
question économique, en matière de théâtres, se
résume en un seul mot: c'est du travail. Peu importe la nature de ce
travail, c'est un travail aussi fécond, aussi productif que toute
autre nature de travaux dans une nation. Les théâtres, vous le
savez, ne nourrissent pas moins, ne salarient pas moins, en France, de
quatre-vingt mille ouvriers de toute nature, peintres, maçons,
décorateurs, costumiers, architectes, etc., qui sont la vie même
et le mouvement de plusieurs quartiers de cette capitale, et, à ce
titre, ils doivent obtenir vos sympathies!
Vos sympathies! – traduisez:
vos subventions.
Et plus
loin:
Les
plaisirs de Paris sont le travail et la consommation des départements,
et les luxes du riche sont le salaire et le pain de deux cent mille ouvriers
de toute espèce, vivant de l'industrie si multiple des
théâtres sur la surface de la République, et recevant de
ces plaisirs nobles, qui illustrent la France, l'aliment de leur vie et le
nécessaire de leurs familles et de leurs enfants. C'est à eux
que vous donnerez ces 60 000 F. (Très bien! très bien!
marques nombreuses d'approbation.)
Pour
moi, je suis forcé de dire: très mal! très mal! en
restreignant, bien entendu, la portée de ce jugement à
l'argument économique dont il est ici question.
Oui, c'est
aux ouvriers des théâtres qu'iront, du moins en partie,
les 60 000 F dont il s'agit. Quelques bribes pourront bien
s'égarer en chemin. Même, si l'on scrutait la chose de
prés, peut-être découvrirait-on que le gâteau
prendra une autre route; heureux les ouvriers s'il leur reste quelques
miettes! Mais je veux bien admettre que la subvention entière ira aux
peintres, décorateurs, costumiers, coiffeurs, etc. C'est ce qu'on
voit.
Mais
d'où vient-elle? Voilà le revers de la
question, tout aussi important à examiner que la face.
Où est la source de ces 60 000 F? Et où
iraient-ils, si un vote législatif ne les dirigeait d'abord vers
la rue Rivoli et de là vers la rue Grenelle? C'est ce qu'on ne
voit pas.
Assurément
nul n'osera soutenir que le vote législatif a fait éclore cette
somme dans l'urne du scrutin; qu'elle est une pure addition faite à la
richesse nationale; que, sans ce vote miraculeux, ces soixante mille francs
eussent été à jamais invisibles et impalpables. Il faut
bien admettre que tout ce qu'a pu faire la majorité, c'est de
décider qu'ils seraient pris quelque part pour être
envoyés quelque part, et qu'ils ne recevraient une destination que parce
qu'ils seraient détournés d'une autre.
La chose
étant ainsi, il est clair que le contribuable qui aura
été taxé à un franc, n'aura plus ce franc
à sa disposition. Il est clair qu'il sera privé d'une satisfaction
dans la mesure d'un franc, et que l'ouvrier, quel qu'il soit, qui la lui
aurait procurée, sera privé de salaire dans la même
mesure.
Ne nous
faisons donc pas cette puérile illusion de croire que le vote du 16
mai ajoute quoi que ce soit au bien-être et au travail
national. Il déplace les jouissances, il déplace les
salaires, voilà tout.
Dira-t-on
qu'à un genre de satisfaction et à un genre de travail, il
substitue des satisfactions et des travaux plus urgents, plus moraux, plus
raisonnables? Je pourrais lutter sur ce terrain. Je pourrais dire: En
arrachant 60 000 Faux contribuables, vous diminuez les salaires des
laboureurs, terrassiers, charpentiers, forgerons, et vous augmentez d'autant
les salaires des chanteurs, coiffeurs, décorateurs et costumiers.
Qu'on me prouve que cette dernière classe soit plus
intéressante que l'autre. M. Lamartine ne l'allègue
pas. Il dit lui-même que le travail des théâtres est aussi fécond, aussi productif
(et non plus) que tout autre, ce qui pourrait encore être
contesté; car la meilleure preuve que le second n'est pas aussi
fécond que le premier, c'est que celui-ci est appelé à
soudoyer celui-là.
Mais cette
comparaison entre la valeur et le mérite intrinsèque des
diverses natures de travaux n'entre pas dans mon sujet actuel. Tout ce que
j'ai à faire ici, c'est de montrer que si M. Lamartine et
les personnes qui ont applaudi à son argumentation ont vu, de l'oeil
gauche, les salaires gagnés par les fournisseurs des comédiens,
ils auraient dû voir, de l'oeil droit, les salaires perdus pour les
fournisseurs des contribuables; faute de quoi, ils se sont exposés au
ridicule de prendre un déplacement pour un gain.
S'ils étaient conséquents à leur doctrine, ils
demanderaient des subventions à l'infini; car ce qui est vrai d'un
franc et de 60 000 F, est vrai, dans des circonstances identiques, d'un
milliard de francs.
Quand il
s'agit d'impôts, messieurs, prouvez-en l'utilité par des raisons
tirées du fond, mais non point par cette malencontreuse
assertion: « Les dépenses publiques font vivre la
classe ouvrière. » Elle a le tort de dissimuler un
fait essentiel, à savoir que les dépenses publiques se
substituent toujours à des dépenses
privées, et que, par conséquent, elles font bien vivre un
ouvrier au lieu d'un autre, mais n'ajoutent rien au lot de la classe
ouvrière prise en masse. Votre argumentation est fort
de mode, mais elle est trop absurde pour que la raison n'en ait pas
raison.
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Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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