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The
Independent Review, Vol III, no I, 1998, publié par The Independent Institute
En
réfléchissant aux causes et aux conséquences des
conflits ethniques, je me suis souvenu d'une jeune femme qui, à une
époque, tapait mes manuscrits. Avant d'avoir appris à
déchiffrer mon écriture, elle confondait mes r et mes n, de telle sorte que lorsque
j'écrivais "rational" [rationnel, en anglais], elle
tapait "national," et vice versa. Les résultats
étaient parfois assez surprenants. Cette erreur suggère une
association d'idées et une question potentiellement sérieuse.
Le national peut-il est rationnel ?
La plupart des gens
penchant à gauche tendent à considérer (et à
déplorer ou à mépriser) le nationalisme, ainsi que les
sentiments qui le nourrissent, comme un instinct bestial, et encore pas le
plus estimable. Il demeure hors du champ de la raison critique, plutôt
comme un goût que l'on ne discute pas, une préférence
ultime, une "passion" au sens de Hume, qui peut expliquer le comportement
humain mais qui n'a pas besoin d'être, ni ne peut être,
expliqué par d'autres fins ou par des préférences, plus
finales, plus fondamentales.
Bien que j'ai de la
sympathie envers cette position, je pense qu'elle expédie un peu trop
vite la question. Le nationalisme, qu'il soit ou non méprisable,
déplorable, est dangereux, puissant et important : il demande une
plus grande considération. Une façon d'être juste envers
le nationalisme est de le traiter de manière contrefactuelle.
Même s'il provient d'un sentiment alimenté par des accidents
historiques, il peut être intéressant d'essayer de voir si le
nationalisme pourrait être le résultat d'un choix rationnel. Si
tel est le cas, nous devrions être capables de trouver une
théorie expliquant le phénomène du nationalisme comme si il était une réponse
appropriée, voire la meilleure réponse disponible que
pourraient faire des individus cherchant à maximiser leur
utilité, vis-à-vis de stratégies similaires de
maximisation d'utilité d'autres personnes. Pour les objectifs de cet
article, j'utilise l'expression "maximisation de l'utilité"
dans un sens vague, presque tautologique mais qui a le mérite de
prendre en compte tout ce qu'un individu pense devoir faire, étant
donnés ses moyens et l'information dont il dispose, pour obtenir la
meilleure combinaison possible de toutes les choses auxquelles il donne de la
valeur, qu'elles soient palpables ou non, morales ou matérielles.
Si nous pouvions
construire une telle théorie, le nationalisme et son institution principale,
l'État-nation, pourrait être représentés comme
instrumentaux, servant un but, compréhensibles en termes
d'individualisme méthodologique. Nous pourrions étudier
l'efficacité du nationalisme à promouvoir les objectifs
(maximisant l'utilité) de ceux qui l'embrassent et qui se soumettent
eux-mêmes à sa discipline. Dans cet article, j'entreprendrai une
expérience de pensée élémentaire. Je chercherai
une théorie plausible qui, exprimée en termes de coûts et
de bénéfices conçus au sens large, pourrait fournir des
éléments pour répondre à la question : le
national est-il rationnel ?
L'avantage différentiel d'une action de groupe
Pour que le nationalisme
puisse avoir un quelconque sens de maximisation, il faut qu'il existe des
situations ("jeux") d'interaction humaine dans lesquels la
meilleure réponse aux actions de maximisation d'utilité
attendues de la part des autres soit une action de groupe. Impossible
à atteindre pour tout individu solitaire, une telle réponse
n'est disponible qu'à un groupe d'individu agissant de concert. Ils
doivent former un groupe, puis élaborer et se soumettre à des décisions
de groupe. En retour, ils récoltent l'avantage différentiel
que, par hypothèse, rapporte une telle action.
L'avantage, s'il y en a
un, dépend d'au moins deux variables. L'une est la taille du groupe et
sa composition : qui est dans le groupe et qui est laissé
dehors ? Plus le groupe est grand, plus il est fort, mais
peut-être aussi moins il est soudé ; et plus il est grand,
plus petit est le monde extérieur que le groupe peut exploiter
à son propre avantage. L'autre variable est le caractère approprié
de la décision de groupe à laquelle doivent se confirmer ses
membres. Comment est-elle obtenue ? Le processus, pour utiliser des
catégories simplistes, est-il démocratique ou
autocratique ? Comment alloue-t-il les coûts au sein du groupe, et
quel est le mécanisme qui l'empêche de commettre des erreurs
stupides ? Il est inutile de dire que les deux variables touchent au cœur
du problème de l'existence de nations séparées, de leurs
processus de choix collectif et de leur mise en application.
Marchandage et prise
Pour les objectifs de cet
article, divisons toutes les interactions possibles en quatre classes
exhaustives. La première est la coopération pure. Je vous aide,
peut-être que vous m'aidez aussi, ou nous nous obligeons à un
comportement commun. Nous profitons tous les deux du résultat, mais je
n'essaie pas de faire encore mieux en marchandant ou en vous harcelant afin
que vous obteniez un peu moins. La deuxième est le type
d'échange dont l'idéal est la compétition parfaite. Nous
nous embarquons dans une division du travail, nous gagnons tous les
deux. ; peut-être aimerions nous chacun gagner un peu plus en
faisant de telle sorte que l'autre partie gagne moins, mais nous sommes par
hypothèse des "preneurs de prix" - les termes de
l'échange ne dépendent pas de nous et ne peuvent être
modifiés par aucune stratégie. Dans ces deux types
d'interaction, il n'y a pas de conflit : le comportement d'un individu
pour maximiser son utilité ne serait pas différent si ses choix
étaient faits collectivement, pour lui et tous les autres.
C'est le contraire dans le
cas des deux autres types d'interaction, où la stratégie
influence le gain fait par chacun. Il n'est ici pas invraisemblable (bien
qu'on ne puisse certainement pas démontrer que ce soit vrai) que les
individus peuvent faire mieux en se soumettant à un choix collectif et
en agissant en groupe. Un tel cas se présente dans tout échange
qui n'est pas parfaitement compétitif et dont les termes sont
négociés. L'autre cas comprend toutes les prises par la force,
l'intimidation ou la fraude. Au lieu de l'échange, il offre des gains
à partir du vol, de l'esclavage, du chantage [Walter Block et
Murray Rothbard ont toutefois défendu la notion de chantage comme
étant éthiquement permis (mais moralement condamnable) dans une
société liber arienne. Voir leurs ouvrages : Défendre les
indéfendables et L'Éthique de la
liberté, aux Belles Lettres tous les deux. NdT] et de la
conquête. La défense contre le vol, l'esclavage, le chantage et
la conquête représente évidemment la contrepartie
additionnelle de ces interactions. Même s'il n'est pas vrai - ou ne
l'est pas toujours - que les individus adoptant dans ces "jeux" une
ligne d'action collective unifiée font mieux que si chacun choisissait
sa propre stratégie, la pensée dominante suppose que l'action
de groupe est plus efficace. Parce que la pensée dominante ne peut pas
être véritablement réfutée, il lui est accordé
un crédit presque universel.
Les nations et ce qu'elles coûtent
Pour empocher le gain
différentiel, il faut créer des groupes et les maintenir. Leur
taille, leur forme, leur cohésion et leur mode opératoire
influencent certainement leur efficacité à produire des gains
ainsi que les coûts de leur formation et de leur entretien.
Historiquement, la forme
prépondérante du groupe agissant collectivement a
été la communauté linguistique, qui remplit les
fonctions les plus fondamentales du groupe - inclure certains et en exclure
d'autres - au moyen d'une langue commune distincte des autres langues. Que la
prépondérance historique du langage, plutôt que celle du
clan, de la tribu, de la race, de la classe ou de la religion, en tant que
critère crucial de démarcation du groupe corresponde aux
exigences de la plus grande efficacité (ou des moindres coûts)
est un sujet de conjecture. Ceux qui croient à la sélection
sociobiologique et qui considèrent la survie d'une institution sociale
comme test de son efficacité (qui tend à être confondu
avec la "survie comme test de la capacité à
survivre") tendent à penser que tel est le cas. En tout
état de cause, jusqu'à relativement récemment, la nation signifiait communauté
linguistique, et ce n'est que depuis le dix-huitième siècle que
le mot a pris une connotation politique claire.
En dehors de la langue, le
groupe se démarque typiquement des autres par des conventions, des
coutumes, des légendes partagées sur sa propre histoire, une
loyauté envers un centre et par un certain degré
d'exclusivité territoriale. Toutes ces caractéristiques de
démarcation sont coûteuses quand il s'agit de les mettre en œuvre,
de vivre avec et de les maintenir. Le coût est probablement d'autant
plus élevé que le degré de cohésion requis est
élevé. En règle générale, il y a un
coût associé à rechercher la conformité et
à éliminer l'avantage de la diversité à l'intérieur du groupe, tout comme à
rechercher la diversité entre des groupes qui se dirigeraient
sinon vers une conformité commune.
De la nation à l'État-nation
Maximiser l'avantage
différentiel supposé du groupe par rapport à l'action
individuelle en subissant les coûts de la formation et du maintien du
groupe, jusqu'au point où le gain marginal du groupe cesse de
dépasser le coût marginal du groupe, est par hypothèse
collectivement rationnel : c'est le cours de l'action qui garantit le
plus grand avantage total possible, et donc aussi le plus grand avantage pour
chacun des membres du groupe. Tout membre, cependant, peut faire mieux que la
moyenne du groupe s'il ne contribue pas aux coûts alors que les autres
le font. Dit autrement, il est individuellement rationnel de choisir l'option
du parasite si elle est possible. Si tous les membres du groupe, ou la
plupart, font ainsi, les coûts ne seront pas payés et la
rationalité individuelle fera avorter le résultat national
collectif - c'est le résultat standard des dilemmes des prisonniers
inhérents supposés caractériser toutes les situations de
biens publics.
La même structure
d'incitations, créant le dilemme, dépeint une nation agissant
comme groupe discriminatoire favorisant ses membres par rapport aux autres.
Supprimer l'option du parasite est supposé requérir la
capacité à se faire obéir d'un agent situé
au-dessus des individus. Il est par conséquent rationnel pour une
nation de se transformer en État-nation. (Comment persuader les
individus de faire un effort commun pour permettre cette transformation, ce
qui est un problème de biens publics tout aussi grand que celui qu'il
est censé résoudre, est une question que je laisserai dans les
limbes. C'est une question qui n'est pas propre à l'État-nation
mais qui est commune à toutes ces solutions coopératives
proposées aux dilemmes des prisonniers qui dépendent de la
solution coopérative à un dilemme des prisonniers
préalable).
Le rôle d'un
État-nation est d'autant plus facile et le coût de l'imposition
de ses mesures est d'autant moins grand que la tentation du parasite est
faible. L'affaiblir, la couvrir de honte et d'un sentiment de
culpabilité, est la fonction du patriotisme sous ses nombreuses
formes, qui constitue un sentiment qu'il est collectivement rationnel
d'encourager. L'hostilité et la suspicion vis-à-vis des
étrangers et des coutumes étrangères, comme l'amour de
sa propre race, fonctionne comme
si il s'agissait de moyens
délibérément choisis pour surmonter le dilemme qui veut
que ce qui est collectivement rationnel est individuellement irrationnel. Ce
serait une erreur fonctionnaliste, toutefois, de conclure que le nationalisme
virulent et déplaisant que nous voyons autour de nous, qui est bien
plus vigoureux que la haine ou la solidarité de classe, est dû
à la capacité du nationalisme à résoudre un
dilemme social fondamental. Néanmoins il semble que, si le
nationalisme n'existait pas, l'État-nation l'inventerait.
Des choix publics à la théorie du "choix
public" [Public Choice]
L'État-nation,
comme tout autre type d'État mais peut-être de manière
plus frappante et plus cruelle, facilite, pour des choix publics d'un groupe
dans son ensemble, la prise de décisions imposant des pertes à
certains membres et rapportant des gains aux autres. Au contraire des
résultats d'un conflit ordinaire dans lequel un participant gagne et
l'autre perd parce que la force fait le droit, les choix publics
effectués par l'intermédiaire du processus politique d'un
État-nation sont habituellement censés apporter une
contribution nette au "bien commun" ou à
"l'intérêt national." La déclaration est
justifiée d'une façon dans les régimes
démocratiques, d'une autre dans les régimes autocratiques ou
intermédiaires, mais le fondement est toujours l'affirmation gratuite
que, malgré la redistribution, le choix génère un gain
net d'utilité, de bien-être ou de force nationale. Ces
affirmations sont en général irréfutables (quand elles
dépendent de comparaisons interpersonnelles d'utilité) ou leur
fausseté peut être facilement démontrée, comme
dans le cas de mesures protectionnistes réduisant la richesse ou pour
la plupart des autres restrictions de la liberté de contrat. La
théorie du choix public a établi au-delà de tout doute
raisonnable que de telles mesures sont non seulement des gaspillages en
termes de richesse perdue mais, de manière plus importante, qu'elles
ne sont pas des erreurs accidentelles ; au contraire, elles sont les corollaires
inévitables de l'usage maximal, individuellement rationnel, de la
politique, où "politique" veut simplement dire recours
à un mécanisme de choix social obligatoire.
Un des aspects possibles
de la politique distributrice, particulier à certains États-nations
sans être vrai pour tous, est une propension à redistribuer les
libertés, les droits et les privilèges des minorités
hétérogènes vers la nationalité dominante de l'État.
L'opinion actuelle des gens de gauche considère de telles politiques,
qui oppriment des minorités ethniques ou religieuses, comme
étant moralement plus pernicieuse que la redistribution habituelle des
ressources matérielles des sous-groupes dominés vers les
sous-groupes dominants. L'effet collectivement irrationnel, gaspilleur de
richesses, de la redistribution des ressources matérielles a
été bien établi par la recherche économique,
alors que la perte infligée sur une collectivité entière
par la persécution des minorités internes est plus conjectural.
Il est probablement honnête de suggérer, cependant, que,
à moins de les exterminer, la discrimination organisée à
l'encontre d'une minorité est un comportement collectivement
irrationnel, bien qu'individuellement rationnel, ou au moins possiblement
rationnel, pour les membres du groupe dominant.
Ces choix publics distributeurs,
aussi éloignés qu'ils semblent être l'un de l'autre,
partagent tous la caractéristique fondamentale des dilemmes des
prisonniers, à savoir que la stratégie qu'il est rationnel
d'adopter pour les individus est en réalité sous-optimale.
(Dans un jeu à n joueurs, la solution peut ne pas
être sous-optimale pour tous les joueurs quand n est grand ; mais
bénéfices total et moyen seront moindres qu'ils n'auraient pu
l'être. Ce résultat définit la solution comme collectivement
irrationnelle).
La paralysie coûteuse
Le conflit indécis,
stérile est, je crois, le dilemme le mieux compris de ceux qui
conduisent le nationalisme à l'irrationalité collective. Ce
thème rebattu mérite seulement une brève
récapitulation. L'avantage différentiel d'une action de groupe
marche contre les individus ; mais si cela suffisait à leur faire
former un groupe conduisant à un État-nation, aucun individu ne
se retrouverait alors dans les types d'interactions où ils subissent
des inconvénients différentiels. Tous s'abriteraient dans des
groupes de type semblable ; un État-nation ferait face à
un autre État-nation.
Si tout le monde adopte la
même stratégie, personne n'y gagne mais personne ne peut se
permettre de l'abandonner. Cet énoncé sera vrai pour les
individus comme pour les États-nations. Les individus doivent chercher
la protection de leur État-nation pour préserver leurs
libertés, leur propriété et leur
"identité" des autres États-nations. Mais aucun gain
supplémentaire ne peut en être tiré ; en
réalité, certains pourraient dire que confier sa liberté
ou sa propriété à la protection de l'État est
imprudent et une façon certaine d'en perdre une partie. Et pourtant,
en raison des États-nations étrangers, on risque
également de subir de grandes pertes en ne le faisant pas.
"Le
désarmement," au sens littéral comme au sens
figuré, pour les questions culturelles et économiques comme
pour les questions d'armes et de fusées, est la meilleure solution si
tous les États font de même, mais est une solution irrationnelle
pour tout État individuel, à la fois si l'autre désarme
et s'il ne le fait pas. Telle est la logique, prétendument (mais pas
à juste titre) dérivée de Hobbes, qui est
supposée gouverner les relations internationales parmi les
États-nations et qui empêche la plupart d'entre eux de devenir
autre chose que des États-nations - véhicules organisés
de nationalisme prudent et jaloux.
Il est facile de
surestimer ce cas. La logique de ses fondements est loin d'être aussi
indiscutable qu'il ne pourrait sembler. Néanmoins, il y a assez
d'exemples historiques où il a marché "comme dans le
livre," comme Hobbes est supposé avoir dit qu'il le ferait. La
bestialité des Hutus et des Serbes à l'encontre de leurs
compatriotes sans protection et ethniquement différents nous
prévient qu'il existe des solutions encore pires que les
États-nations se faisant face dans un équilibre de la terreur,
dans une paralysie qu'aucun participant, heureusement, n'a le courage de
tester.
Tout en double
Le choix individuellement
rationnel incite les groupes ethniques à l'identité mal
définie - nations naissantes ou sous-développées -
à s'inventer une histoire, à réclamer le statut de
nation arrivée à maturité et à chercher à
s'établir comme entités politiques souveraines. Ce projet
implique la sécession hors d'un État-nation ou d'un État
multinational existant. Si on résiste à la tentative de
sécession, un mouvement séparatiste, possédant souvent
une aile illégale employant des moyens violents, entretiendra une
situation de conflit en ébullition. Si la tentative réussit,
deux États et deux gouvernements existeront là où il y
en avait autrefois un seul.
Dans de nombreux cas, les
mouvements séparatistes ont des griefs légitimes, provenant
généralement de l'échec de l'éducation étatique
financée par l'impôt, des médias de masse
contrôlés par l'État, des tribunaux et des bureaux du
gouvernement à favoriser la préservation de leur langue. Cet
échec, péché par omission, est quelquefois difficile
à distinguer d'un péché par action, d'une politique
délibérée, centralisatrice et unificatrice cherchant
à imposer une langue majoritaire unique et à faire
disparaître puis mourir la langue minoritaire. Les devoirs d'un
État quant à la préservation de diverses langues et
cultures en son sein ne sont pas tout à fait clairs. N'est pas clair
non plus ce qu'une puissance coloniale doit à un peuple
colonisé afin de maintenir son "identité" natale. La
question est moins évidente qu'il n'y paraît, et y
répondre serait bien plus simple si l'éducation et les autres
influences affectant la survie de la langue et de l'ethnicité
n'étaient pas les résultats de choix collectifs,
financés par l'impôt, c'est-à-dire si l'État
lui-même jouait un rôle moins grand, voire nul, dans leur
formation. N'est pas claire non plus la question de savoir quand un sujet de
plainte séparatiste est suffisamment sérieux et grave pour
justifier une sécession et pour déclarer que s'y opposer est
tyrannique. Ces cas délicats et indécidables entrent tous dans
le cadre complexe des bonnes et mauvaises choses de
l'autodétermination, que j'étudierai plus tard.
Pour nos objectifs
immédiats, la question intéressante à se poser est celle
de la nature de l'incitation à faire sécession, à
disposer de deux gouvernements au lieu d'un seul, quand il n'existe aucun
grief sérieux, au sens habituel du terme, quand les minorités
ethniques sont reconnues par des observateurs neutres comme ayant les
mêmes libertés, les mêmes droits et "les mêmes
possibilités," quoique ce dernier terme puisse vouloir dire ["equal
opportunities" en anglais. NdT]. (La neutralité d'un
observateur qui trouve qu'une minorité ethnique possède les
mêmes libertés, les mêmes droits et les mêmes
possibilités se trouvera presque certainement contestée par les
avocats de la minorité en question - il faudrait une
honnêteté angélique pour accepter ce jugement. Pour la
minorité, rester minoritaire signifie que ses "droits" et
ses "occasions" ne sont pas égaux à ceux de la majorité.
C'est principalement pour cette raison que l'on conteste tant et qu'est tant
contestable l'affirmation selon laquelle les Slaves n'étaient pas
opprimés dans l'empire Austro-Hongrois, ou que les Allemands et les
Hongrois n'étaient pas traités de manière incorrecte
dans la Tchécoslovaquie de l'entre-deux-guerres.
Prenons, par
conséquent, le cas (peut-être quelque peu
idéalisé, peut-être effectivement contrefactuel)
où un groupe ethnique vivant dans un État dominé par un
autre groupe ethnique n'a pas de grief sérieux autre que son statut
minoritaire. Pourquoi, dès lors, le seul fait "d'être un
autre" génère-t-il des conflits ? Supposons
même que l'État en question est d'une taille optimale, de telle
sorte que la relation entre les coûts intrinsèques et les
bénéfices procurés par l'action collective est aussi
bonne que possible. Dans ce cas, on peut soutenir qu'il serait collectivement
rationnel pour le groupe minoritaire de ne pas faire sécession.
Toutefois, il serait encore individuellement rationnel, au moins pour
quelques membres de ce groupe, de monter un mouvement séparatiste,
à cause de ce que nous pourrions appeler le syndrome de
"l'attaché culturel à Paris." Cette appellation
semble facétieuse, mais elle est révélatrice.
Chaque gouvernement a un
attaché culturel à Paris, un ambassadeur à la cour de
St. James, un délégué aux Nations Unis, un ministre de
ceci et un ministre de cela dans le pays, etc. Le mouvement
séparatiste peut attirer un nombre disproportionnellement important de
patriotes locaux, d'enseignants frustrés, de poètes de la
langue locale et de jeunes gens inquiets de l'écart entre leurs
ambitions et leurs capacités, nourrissant tous l'espoir fervent de
devenir le futur attaché culturel à Paris ou quelqu'un occupant
un poste aussi enviable. Il est bien connu que les gens tendent à
surévaluer les très faibles chances d'obtenir des prix
importants, au sens qu'ils parient sur prix pour des probabilités plus
faibles que celles qui rendraient le pari équitable ; cette
tendance est ce qui rend riches les bookmakers. Un tel comportement est
parfaitement cohérent avec une rationalité (subjective)
correspondant à la maximisation de l'utilité
espérée, si le parieur se trompe sur les véritables
chances ou s'il attache une augmentation d'utilité plus que proportionnelle
à une forte augmentation de sa richesse. (Son action serait
irrationnelle si son pari, pour des probabilités connues, était
incohérent pour toute fonction d'utilité continue et
croissante). Pour le séparatiste qui surestime ses chances de devenir
l'attaché culturel de son pays à Paris ou qui attache une
immense valeur à un tel prestige, il est probablement assez rationnel
de militer pour une sécession très coûteuse pour son
groupe ethnique, et des milliers de militants séparatistes peuvent
tous être rationnel, même si seul l'un d'entre eux
réussira à obtenir le poste rêvé à Paris.
Le résultat,
toutefois, serait collectivement irrationnel pour les séparatistes
pris ensemble, et même plus encore pour le groupe ethnique dans son
entier, au nom duquel militent les séparatistes, mais qui contient des
non séparatistes comme des séparatistes. Les horreurs subies
par de nombreux Africains, si ce n'est par la plupart, sous des gouvernements
indigènes postcoloniaux vicieux, corrompus et
irrémédiablement incompétents, fournissent un exemple
parlant du prix qu'un mouvement de libération impose à toute la
collectivité pour satisfaire un petit nombre d'ambitieux.
Évidemment, toute
sécession ne produit pas de gouvernement aussi
phénoménalement mauvais que celui du modèle africain.
Pour que les cornes du dilemme entre l'ambition collective et le
bien-être collectif fassent mal, le nationalisme n'a pas besoin de
faire proliférer les mauvais gouvernements. Une prolifération
de gouvernements est en lui-même un phénomène de gaspillage,
ouvrant la porte à une croissance du parasitisme, même si les
gouvernements sont justes du type moyen, quelconque. Que la multiplication
des États conduise à deux bons gouvernements, là
où il y avait auparavant un gouvernement mauvais ou quelconque, est
bien entendu possible, mais il est difficile de voir sur quelles bases on
devrait s'attendre à un tel résultat.
Comment déterminer l'identité ?
[J'ai traduit
"self" par "identité," il est à noter que
le terme est intégré dans celui de
"self-determination", (autodermination). NdT]
A chaque fois que le
groupe organisé sous une autorité politique souveraine unique
est hétérogène sur une question majeure, de telle sorte
que les intérêts et les préférences de ses
sous-groupes diffèrent, un conflit surgit, que les gouvernements
peuvent ou non résoudre par le processus politique ordinaire de choix
publics. Je ne suis pas en train de suggérer que le processus
démocratique génère généralement de
"bonnes" solutions et que le processus autocratique en génère
de "mauvaises." En tout point de l'intervalle situé entre
ces deux extrêmes, le processus politique produit des résultats
reflétant le pouvoir des forces en opposition. Cependant, quand
l'hétérogénéité est par nature ethnique,
le conflit résultant est - ou au moins depuis la Première
Guerre mondiale a été communément
considéré comme étant - sujet à une
résolution non pas par le processus politique ordinaire, mais par
l'invocation et l'exercice du droit à
l'autodétermination : le pouvoir doit céder devant le
droit.
"Le droit," si
le mot est utilisé convenablement, implique que le détenteur du
droit l'exerce en exigeant qu'une tierce partie accomplisse ou subisse un
acte donné, défini par le droit, et que la partie en question a
l'obligation d'accomplir ou de subir l'acte en conséquence. Cet acte
est favorable (avantageux) pour le détenteur du droit et
défavorable (coûteux) pour l'obligé. En exerçant
le droit à l'autodétermination, "l'identité"
réclame qu'un certain gouvernement national la délivre de
l'autorité et des prérogatives du gouvernement. En outre, le gouvernement
doit libérer non seulement la personne ou les personnes
détentrices de ce droit mais aussi une partie du territoire national,
définie de manière vague comme étant la partie où
réside "l'identité" en question. Mais qui est cette
"identité" ?
A première vue, on
ne compte pas moins de quatre ambiguïtés quant au droit à
l'autodétermination d'une identité, chacune augmentant son
caractère obscur.
La première
provient du caractère reliant une personne ou d'un groupe de personnes
données comme détenteur d'un droit et un territoire
donné que le détenteur du droit est autorisé à
retirer du territoire sur lequel l'obligé ( l'État du groupe
ethnique dominant) est souverain. Ce lien signifie que "l'identité"
qui exerce le droit de sécession peut difficilement être une
personne unique, car quel serait le territoire qu'il aurait le droit de
retirer du pays obligé ? Pour la même raison
évidente, "l'identité" ne peut pas non plus
être un très petit nombre de personnes. Si le droit à un
territoire correspond avec le fait d'y habiter, la plus petite
"identité" déterminant où elle et son
territoire se trouvent doit soit être assez grande pour peupler un
territoire qui peut devenir un autre pays, avec ce que cela implique en terme
de nouvelles frontières possibles économiquement et
géographiquement, soit contigu à un autre pays qu'il souhaite
rejoindre. Quelques manipulations peuvent faciliter le problème de la
sécession, mais les manipulations en sa faveur sont-elles un droit de
la minorité et donc une obligation s'imposant à la
majorité ?
Survient alors une
deuxième ambiguïté majeure. Un groupe ethnique vivant dans
l'État d'un autre groupe ethnique et assez nombreux pour
réclamer une division territoriale est rarement homogène. Dans
le territoire qu'il revendique, il peut être dominant, majoritaire ou
même constituer une majorité écrasante. Néanmoins,
des minorités peuvent vivre en son sein ; ont-elles aussi le
droit à l'autodétermination ? Le Canada anglophone
possède une minorité francophone, qui constitue la majorité
du Québec à côté d'une minorité anglaise.
Qui, au Canada, est "l'identité" qui détient le droit
à "l'autodétermination" ? Qui au
Québec ? Et qui dans une telle région, tel comté ou
telle ville du Québec ? La réponse désinvolte est
"la majorité," mais pourquoi la majorité francophone
du Québec aurait-elle le droit de retirer cette province du Canada si une
majorité anglophone ou simplement anti séparatiste de
Montréal n'a pas le droit de retirer la ville du Québec ?
Les protestants de l'Ulster formaient une minorité dans l'Irlande
d'avant la partition, mais ils constituent une majorité dans l'Irlande
du Nord et une minorité dans de nombreuses régions de ce
territoire. Des ambiguïtés semblables abondent en Transylvanie,
en Vojvodine, en Catalogne et ailleurs. Quand donc une minorité
d'habitants d'un vaste territoire commence-t-elle à jouir du statut de
majorité d'habitants d'un plus petit territoire, lui conférant
le droit de se détacher ?
Une troisième
ambiguïté de l'autodétermination est liée à
la deuxième. Si la carte politique ne doit pas devenir une
mosaïque de petites parties, les "identités" qui
peuvent se déterminer doivent être un groupe de personnes d'une
certaine taille même si, par bonheur, elles sont homogènes et
non pluriethniques. Toutefois, si le détenteur du droit est une
entité de plusieurs personnes, qui exerce ce droit ? Les
sociétés, les communautés et les groupes ne
décident pas. On prend des décisions pour eux à l'aide
d'un mécanisme formel ou informel animé par des
décisions individuelles. Dire ce que devrait être ce
mécanisme pour représenter un exercice valable du droit est
loin d'être évident. Quel rôle doit-il être
donné aux "combattants pour la liberté," aux militants
séparatistes, aux majorités simples ou qualifiées des
votants ? La décision d'exercer le droit, de le tenir en
réserve ou d'y renoncer peut changer la vie de plusieurs
générations. Il est injuste que certains décident pour
d'autres, que la décision soit d'aller de l'avant ou de rester en
l'état. L'absence d'unanimité est l'un des plus grands
défauts potentiels de tout droit collectif et de toute obligation
collective. Le défaut est particulièrement sérieux dans
le cas d'un droit à l'autodétermination nationale.
La dernière
ambiguïté est trop évidente pour nécessiter une analyse
détaillée. Si l'obligé est souverain, la
possibilité de faire appliquer l'obligation est par définition absente ;
si on pouvait obliger à mettre en œuvre les principes de
l'autodétermination, l'État ne serait pas une entité
souveraine. Pour un État-nation comprenant un groupe majoritaire (ou
alors dominant) et une minorité, il peut être collectivement
rationnel d'accepter l'autodétermination comme un droit et de
respecter son obligation ; de même il peut être collectivement
rationnel pour la minorité de s'abstenir d'exercer ce droit. Mais il
peut être impraticable de partager les avantages de chaque terme de
l'alternative entre une majorité et une minorité de telle sorte
que cela puisse placer les deux dans une position favorable, comparé
à une troisième possibilité, qui est celle d'une
tentative de faire d'exercer le droit et d'une impossibilité à
de faire honorer, c'est-à-dire celle d'un conflit non résolu.
Ainsi, il peut être rationnel pour une minorité de faire de
l'agitation pour la sécession et pour la majorité de ne pas y
céder.
La nécessite de
la guerre
Tous les dilemmes
impliquant une conduite individuellement rationnelle, conduisant à des
résultats collectivement sous-optimaux, peuvent être
dépassés par des règles adéquates. Cet
énoncé est évidemment vrai pour les conflits ouverts,
qu'ils proviennent de nationalismes rivaux ou non, conflits qui couvent et
restent non résolus ou qui sont résolus par un combat, avec un
recours de plus en plus grand à la force de la part de l'attaquant et
du défenseur, et au cours duquel les participants pris ensemble
encourent un coût commun laissant le vainqueur et le vaincu dans une
situation pire qu'en l'absence de solution, sans parler d'une solution
négociée non violente. La solution négociée, bien
que supérieure, au sens de Pareto, au conflit, ne peut souvent pas
être atteinte pour la même raison, de type dilemme des
prisonniers, qui oppose rationalités individuelle et collective.
J'utilise l'expression "de type dilemme des prisonniers" de
manière vague, pour indiquer une structure d'incitations où un
joueur peut rationnellement s'attendre à faire mieux en étant
non coopératif, méchant, obstructionniste et excessivement
exigeant à la fois quand il anticipe que l'autre joueur sera
coopératif et pas exigeant et quand il anticipe que l'autre sera non
coopératif et exigeant. Bien sûr, des règles
adéquates peuvent toujours assurer une solution pacifique et optimale
au sens de Pareto - une conclusion galvaudée et sans cesse répétée
dans les exhortations "internationalistes" des Wilsoniens.
Mais si la reconnaissance
du bénéfice potentiel des règles était toujours
suffisante pour les faire adopter par les parties concernées et pour
qu'elles y obéissent, alors les règles seraient en fait à
peine nécessaires. Les bonnes incitations conduiraient
spontanément à faire les bons choix. Des règles qui ont
pour but de neutraliser le "mauvais" type de structure
d'incitations, toutefois, ne s'imposent pas d'elles-mêmes. La
stratégie individuellement rationnelle peut bien être d'y
désobéir. Les rendre obligatoires nécessite de les
imposer ; mais les États-nations vivent dans un "état
de nature," où les règles ne sont pas imposées par
une tierce partie, un acteur spécialisé à forcer leur
mise en œuvre, ou un gouvernement mondial mandaté pour punir les
agresseurs. Techniquement, la situation est celle de l'anarchie avec un certain degré d'ordre, et quelques
manquements intermittents à celui-ci.
Une mesure de l'ordre de
l'anarchie internationale est la prédominance de solutions pacifiques
et négociées aux conflits entre les nations, par opposition au
recours à la guerre. La "guerre" peut signifier dans ce
contexte une guerre des fusils ou une guerre commerciale si le commerce est
assez important pour la partie refusant de céder au cours du
marchandage. La guerre faite par un État, qu'elle soit
économique ou militaire, diffère de celle faite par des
individus parce que ces derniers acceptent ou refusent directement les
coûts qui leur incombent en raison de leur choix de la guerre ou de la
paix. Lors des guerres faites par les États, les coûts retombent
sur des individus qui ne peuvent pas décider de les subir ou d'y
échapper.
Pourtant, aussi paradoxal
que cela puisse paraître, l'exclusion totale de la guerre par un
désarmement militaire et économique universel rendrait
logiquement les solutions négociées difficiles, si ce n'est
impossibles, à atteindre. Si la guerre était "mise hors la
loi" et que cette décision était imposée, le membre
d'un conflit international ne gagnerait jamais rien à effectuer la
moindre concession qui pourrait le mettre dans une situation moins bonne que
la situation initiale de la discussion. Les conflits, par conséquent,
ne pourraient être résolus pacifiquement que si la situation de
départ était inférieure au sens de Pareto,
c'est-à-dire si les deux partis pouvaient gagner quelque chose en s'en
éloignant. Pour que des conflits moins graves aient des solutions
négociées, il est logiquement nécessaire d'y introduire
un facteur dynamique qui rende la solution initiale progressivement pire pour
le parti immobiliste qui refuse toute concession négociée. Ce
facteur est le risque croissant de guerre aussi longtemps que la
négociation reste bloquée. Plus l'échec à
parvenir à un accord ressemble à un échec à
éviter la guerre, plus la solution négociée, avec un
parti faisant une concession, ressemble à un mouvement des deux partis
vers une solution Pareto-supérieure.
Cependant, seule
l'occurrence sporadique de la guerre - pour qu'elle demeure, même
éloignée dans le temps et dans l'espace, un
événement faisant partie de l'expérience humaine - rend
crédible le risque de guerre, faisant de l'échec à se
mettre d'accord une situation Pareto-inférieure. Si la guerre
était inconnue, ou connue mais "mise hors la loi" par des
moyens miraculeux ou considérée comme impensable dans notre
monde actuel, sa menace ne servirait jamais à faire de la concession
lors d'une négociation une stratégie rationnelle.
Paradoxalement, dans un monde d'États souverains, la
possibilité de la guerre et le fait qu'elle se produise de temps en
temps, sont probablement nécessaires pour motiver les partis à
passer du conflit à l'arrangement.
Cette conclusion n'est pas
joyeuse, mais c'est un corollaire d'un système de groupes -
typiquement, de nations organisées en États dont la vocation
est de promouvoir des intérêts de groupe. Il est difficile de
voir comment cette conclusion peut être évitée ou
atténuée, en permettant à la paix de prévaloir
sans l'aide de la guerre, à moins que l'institution étatique
elle-même soit évitée ou atténuée.
Briser le lien entre coûts et bénéfices
L'argument informe doit
maintenant être rassemblé et fourré dans la camisole de
force d'une conclusion, avec quelque prétention à la
généralité.
Le nationalisme est un
ensemble de croyances et de normes de comportement construit pour encourager
la séparation et la survie des ethnies. Par "construit" je
ne veux pas parler de calcul conscient mais plutôt de cohérence
avec ce que des individus calculateurs pourraient avoir choisi. Le
nationalisme est une aide puissante pour obtenir certains avantages
disponibles à un groupe mais pas à l'action individuelle.
L'agent organisé du
nationalisme est l'État-nation. Sa fonction essentielle est de
remplacer les choix individuels par des choix collectifs dans tout domaine
(pour toute alternative) que le choix collectif lui-même - ou, comme
certains théoriciens préfèrent dire, le
méta-choix collectif "au niveau constitutionnel"-
décide d'acquérir par droit de préemption. A
première vue, l'État-nation est un moyen capable de produire
des résultats collectivement rationnels qui seraient sinon hors de
portée des individus agissant rationnellement ; la
souveraineté sur les actions individuelles doit donc être
détenue non pas par des individus, mais par une collectivité
organisée. Le nationalisme est, parmi d'autres choses, une conviction
que cette situation est la bonne.
De manière
perverse, cependant, le mécanisme destiné à imposer la
rationalité collective peut lui-même conduire à l'effet
contraire. L'État supprime le dilemme fondamental dans lequel les
individus choisissent l'option du parasite et ne participent plus aux
coûts du groupe, ce qui conduit à ne plus avoir de
bénéfices à partager dans le groupe, plus rien à
"parasiter." Mais bien que ce dilemme soit supprimé,
d'autres surgissent.
Plus la mécanique
imposant les choix collectifs est forte et irrésistible, plus la
tentation est grande de la manipuler et de l'exploiter à son avantage
individuel. La grande facilité à imposer des choix publics
donne lieu à la mise en place d'une toile d'araignée complexe
de manœuvres distributrices au sein de l'État-nation :
mesures fiscales, régulatrices et protectionnistes, la plupart source
de gaspillages et manquant de la transparence qui permettrait de les voir
telles qu'elles sont.
De plus, bien que
l'État-nation, tel qu'il est justifié à l'origine, soit
un outil permettant à un groupe ethnique de prévaloir sur les
étrangers, ses avantages disparaissent lorsque les étrangers obéissent
à la même rationalité et s'organisent eux aussi en
États-nations. Un dilemme survient alors : bien qu'il soit
individuellement rationnel pour chaque nation de chercher la force dans
l'unité et la protection armée derrière les
frontières nationales, il serait collectivement rationnel pour tout le
monde de supprimer les frontières, à la fois militaires et
économiques, et de désarmer.
Un autre dilemme
apparaît quand chaque sous-groupe ethnique aspire à être
une nation et que chaque nation cherche à conserver sa propre
souveraineté d'État-nation. Il existe un inconvénient
putatif à ne pas en avoir quand les autres ont les leurs. Le
contrôle des moyens permettant d'imposer des décisions
collectives pour tout est intrinsèquement attirant. Une
mécanique faite pour un grand groupe composée de deux sous-groupes
peut être la solution efficace, mais il est individuellement rationnel
pour chacun d'avoir son propre gouvernement, chacun souverain, nourrissant
deux équipes parasitaires de ministres où une seule suffirait.
Les mouvements séparatistes tout comme la résistance à
laquelle ils s'opposent, quelle que soit leur véritable cause,
pourraient être expliqués de manière rationnelle
uniquement par ce dilemme. Enfin, paradoxalement à nouveau, la
souveraineté de groupes de nationalités distinctes fait de la
guerre une condition nécessaire à la résolution
pacifique des conflits internationaux.
En dernière
analyse, ces dilemmes et ces solutions perverses et importunes ont
probablement une unique racine commune. La production de choix collectifs
obligatoires pour tous, raison pour laquelle le nationalisme demande une
soumission respectueuse, se relâche si elle ne brise pas le lien entre
les bénéfices récoltés et les coûts
supportés par tout individu. Il devient alors individuellement
rationnel pour certains de faire payer tout le monde pour des choses dont eux
seuls bénéficient ; de faire payer seulement certains pour
le "bien commun" supposé de tous ; et même
d'envoyer des gens mourir à la guerre, souvent pour ne servir le bien
de personne, si ce n'est celui des rares qui en tirent vanité.
En somme, le choix
collectif inspiré par le nationalisme échoue quant à son
propre but et se retrouve prisonnier de l'irrationnel. Bien que cela n'entre
pas vraiment dans le cadre d'une analyse du nationalisme, une conclusion plus
franche, plus brutale s'impose d'elle même : sans parler du
moindre critère de rationalité ou d'efficacité, le choix
collectif - quel que soit son inspiration - passerait difficilement le test
de la moralité.
Traduction : Hervé de Quengo
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