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La « parabole des Tuileries » récemment exposée sur
le site du Monde, a connu un grand
succès sur l'internet. Et on comprend pourquoi: elle justifie une
opinion courante (l'État doit subventionner la culture), et cela d'une
manière très accessible, mais apparemment fondée sur des
arguments économiques. De ce fait, elle n'est pas seulement « sachante »,
mais semble en outre offrir des armes pour prendre les partisans du
marché et pourfendeurs de la dépense publique à leur
propre piège. Pour séduisante qu'elle soit, elle n'en est pas
moins trompeuse.
Avant de la critiquer, rappelons ses trois arguments. D'une part, la culture
ferait exception à la loi de la
« valeur marginale décroissante » : plus
on
« consomme » de culture, plus on y prend
goût, et plus on en redemande. Il suffit que l'État lance le
mouvement, et subventionne les premières expériences.
D'autre part, la
culture serait source d' « externalités
positives, » c'est-à-dire de bienfaits que tout un chacun
reçoit gratuitement, mais que personne n'a dès lors de raison
de financer - à moins que l'État n'y oblige tout le monde.
Enfin, la culture serait à l'origine de retombées
économiques importantes, et aurait donc un effet
« multiplicateur » sur les dépenses.
Chacun de ces points vise à montrer que l'économie de la
culture a quelque chose d'exceptionnel et d'irréductible aux lois
gouvernant la production et l'échange des simples marchandises.
D'où la justification de l'intervention publique, face à ce qui
serait des exceptions à la loi du marché. Loin d'être
scientifique, un tel argumentaire est pourtant fautif, et en fin de compte
purement idéologique.
Voyons plutôt. Pour ce qui est de la valeur marginale, on pourrait
aussi bien dire, tout comme pour les limonades prises en exemple dans la
vidéo, qu'écouter la même sonate de Schubert en boucle me
procure de moins en moins de plaisir. Inversement, le fait de posséder
un MacBook m’invite
à m'équiper également d'un iPhone, puis d'un iPad... Telle est, finalement, la logique même de
la société de consommation. La parabole présuppose
simplement que cette dynamique est bonne si l'on parle de culture, mais
mauvaise dans les autres cas. Une première émission de
télé-réalité m'amènera à en suivre
d'autres: qui décide ce qui relève de la
« culture »?
Le cas des externalités positives est différent. Ici, c'est le
concept lui-même qui n'a pas de sens. Une telle situation
apparaît lorsque quelqu'un reçoit un bénéfice pour
lequel il n'a rien déboursé. Seulement, de ce fait, il n'existe
aucun acte d'achat prouvant qu'un bénéfice ait
été perçu. Qui a donc le droit de juger que je jouis de
quelque chose, de telle sorte qu'il faut me taxer pour le financer? Je peux
tout aussi bien détester être associé à la ‘french philosophy’
que m'en satisfaire. Plus généralement, si l'on accepte
l'idée d'externalité positive, l'intervention de l'État
devient illimitée : je jouis de la beauté des femmes dans la
rue sans financer leur garde robe ou leur
maquillage; la population jouit de la baisse des prix due à
l'investissement des grandes compagnies, etc.
Enfin, la théorie du
« multiplicateur » représente un
troisième type d'erreur. Elle en recèle deux, en
réalité. Certes, la subvention de la culture entraîne des
dépenses qui ne seraient pas faites autrement (prendre un taxi et un
café à l'occasion d'une visite de musée, etc.) Mais, de
ce fait, elle en empêche aussi bien d'autres (ce que l'on ferait du
pouvoir d'achat en question si l'on ne prenant pas ce taxi et ce
café.) Au total, rien n'indique qu'elle entraîne plus de
dépenses.
Surtout, les
dépenses en question ne font qu'augmenter la consommation. Elles ne
créent donc pas de richesses, mais en détruisent. Si l'on veut
stimuler l'économie, c'est au contraire l'épargne et
l'investissement, c'est-à-dire la production, qu'il faut relancer.
Soulignons aussi que cesser de
subventionner la culture, c’est mettre fin à des aides qui ne profitent à peu près
qu'aux riches, et cela aux dépens des plus pauvres.
Au total, la parabole des tuileries est pure idéologie: elle suppose
qu'une consommation croissante est bonne uniquement dans le cas de la
culture, qu'elle laisse aux autorités, et non à chacun, de
définir. De même, elle suppose que la culture ainsi
subventionnée est une externalité positive, parce qu'elle est
un bien en-soi.
Si elle avait voulu être cohérente, elle aurait dû
déduire d'une définition de la culture ses prétendues
exceptions aux lois économiques. Elle aurait alors non seulement
été incapable de déterminer la première
(autrement que de manière circulaire, comme l'ensemble des
intérêts particuliers que le Ministère de la Culture juge
bon de privilégier), mais aussi découvert que de tels cas
particuliers ne peuvent exister, non plus qu'à aucunes lois
universelles - ici, celles des actions humaines, dont les échanges indirects.
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