Les
dirigeants allemands et français effectuent un premier tour de
chauffe. Ils explorent les termes du compromis politique qui devrait
être finalisé dans les semaines à venir, au plus tard fin
juin à l’occasion du sommet européen. Dans
l’état, selon le peu que l’on en pressent, celui-ci ne
règle ni la crise grecque, ni l’espagnole. Pendant ce temps,
dans le fond d’un décor mal éclairé, d’autres
événements interviennent. L’instrument basique de la
mesure du risque financier se révèle totalement
défaillant et les transferts financiers opérés en faveur
du privé et au détriment du public se poursuivent.
Comme
la démonstration vient d’en être faite avec brio et en
grandeur réelle par JP Morgan Chase, la Value at
Risk (VaR) est un
instrument de l’évaluation du risque qui, bien que
systématiquement utilisé, est totalement trompeur. À
l’origine employée dans le secteur de l’assurance, la VaR a été introduite fin des années
80 dans les banques américaines, JP Morgan Chase créant en 1994
son service gratuit intitulé RiskMetrics
destiné à la promouvoir, ce qui en a alors fait le
spécialiste. Le Comité de Bâle institua en 1996 un
modèle standard de calcul de la VaR, les
banques utilisant jusqu’alors des modèles propriétaires
soumis à l’approbation du régulateur.
Avec
un tel pedigree et après un tel nouvel échec retentissant, la VaR est un des symboles les plus accomplis des errements
de l’activité financière. Elle est née alors que
cette dernière était en plein essor et que ses artisans
étaient persuadés savoir mesurer le risque, et
d’être même capables de le faire quasiment
disparaître en le faisant prendre à d’autres pour le
diluer… Vu le bouillon que JP Morgan Chase vient de prendre, cela ne
manque pas d’ironie rétrospectivement. D’un montant
annoncé de deux milliards de dollars, ce gadin pourrait atteindre
jusqu’à 100 milliards de dollars dans le pire des cas.
D’après The Independent de Londres, on en serait déjà
à 7 milliards de dollars. 100 milliards est le volume des actifs
structurés que la banque a acquis, asséchant ainsi le
marché de certains produits structurés ; trouvant en
conséquence difficilement des contreparties pour déboucler son
énorme position. Pour se financer, la banque s’était
auparavant délestée de bons du Trésor américain,
au rendement trop faible. Puis, en raison des risques pris, elle a voulu se
couvrir et s’est magistralement prise toute seule les pieds dans le
tapis en engageant des paris si complexes qu’elle ne les a pas
maitrisés. C’est tout du moins l’explication que laisse
supposer JP Morgan, dont des analystes doutent. L’affaire est loin
d’être finie.
Il
y a deux moralités à cette histoire très amorale. La
première est que la gestion du risque financier reste un pari comme un
autre, qui peut donc être perdu ; la seconde est qu’il ne fait
pas bon avoir une telle taille de bilan et de disposer des moyens de se
lancer dans des spéculations de cette ampleur !
JP
Morgan Chase a cherché à bloquer l’entrée en
vigueur de la réglementation Volcker,
qui était prévue en juillet. À en croire les propos
tenus par les régulateurs américains, cette affaire pourrait au
contraire aboutir à sa réécriture, car si le texte de
loi interdit aux banques de spéculer sur les marchés pour leur
propre compte, elle autorise les opérations de couverture de leurs
risques. Or c’est précisément ce que JP Morgan semble
avoir fait…
Dans
l’immédiat, la mesure de la VaR
devrait être reléguée dans un placard ! Ce qui poserait
le problème de son remplacement. Car le risque de marché de JP
Morgan Chase était selon son estimation très limité au
premier trimestre 2012, après avoir été, pour 2011, en
moyenne inférieur à moins de la moitié de celui des
autres mégabanques américaines.
Remarque en passant, ces autres banques ne doivent pas être en si bonne
forme, vu leur VaR…
Une
nouvelle venue de Milan vient nous rassurer en nous montrant la marche
à suivre. L’action de Banco Popolare
s’est envolée lundi à la bourse milanaise dans un
marché à la baisse. La raison en est le feu vert donné
par la Banque d’Italie à l’utilisation par la banque
commerciale de ses propres modèles de mesure de risque de
crédit et de marché. Les dirigeants de cette dernière
ont fait valoir qu’un « pas fondamental dans le processus de
renforcement des fonds propres » avait été ainsi
accompli, la banque atteignant presque désormais le niveau de fonds
propres réclamé par l’EBA, l’autorité de
régulation bancaire européenne…
Parlant
du risque et de ses aléas, il n’est pas inopportun
d’élargir le sujet à celui que prennent actuellement les
États européens, en tant qu’actionnaires des banques
centrales. On sait désormais que l’Eurosystème
(la BCE et les Banques centrales nationales) a accumulé des
quantités d’actifs d’une qualité qui n’est
même plus douteuse, qu’une décote leur ait
été appliquée ne changeant rien à leur
qualité intrinsèque. Cela signifie tout simplement que le
risque que les établissements bancaires supportaient a été
transféré sans crier gare vers les banques centrales
nationales, qui sont par défaut devenues avec la BCE les bad banks que
l’on n’a pas voulu créer.
Ces
établissements n’ont pas encore fini de se délester, car
comme le montre actuellement la crise du système bancaire espagnol, la
purge est loin d’être finie en Europe ; elle pourra donc se
poursuivre à l’occasion d’une nouvelle injection massive
de liquidités de la BCE. On a pu d’abord penser qu’une
réédition de cette opération attendrait
l’échéance du remboursement des deux déjà
effectuées, pour mille milliards de dollars, leur remboursement
étant loin d’être garanti… Mais, à la
réflexion, il existe une autre bonne (ou mauvaise) raison de ne pas
attendre si longtemps, c’est d’assurer la bonne fin du transfert
de risque. Car il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin.
Alors
qu’aux États-Unis, au Royaume-Uni ainsi qu’au sein de la
zone euro, un débat rampant et assez académique se poursuit
à propos des risques inflationnistes de la création
monétaire (ou quasi-création, dans le cas de la BCE),
c’est une autre partie qui est en train de se jouer. En application de
la seule stratégie dont les dirigeants européens disposent,
avec comme objectif non avoué de soulager le système financier.
Quitte à endosser comme un vulgaire chèque en bois le risque
que celui-ci a engrangé et dont il ne sait plus que faire.
L’aléa moral – l’incitation à fauter –
sur lequel on a beaucoup discouru, à propos duquel on discute encore
gravement avec l’intention de le supprimer, se concrétise là
où on ne le cherche pas, bien en évidence comme la fameuse lettre
volée d’Edgar Allan Poe.
Une
des difficultés que cette stratégie rencontre chemin faisant
est qu’elle aboutit à concentrer le risque sur les États
qui restent dans la course, les plus solvables. Ce qui revient à
réduire sa base d’appui au fur et à mesure qu’elle
produit ses effets, comme on le constate actuellement. Cela ne va pas sans
susciter, notamment en Allemagne, un fort refus de partager l’effort.
Mais on se trompe de cible en visant la Grèce et en absolvant ses
propres banques.
Ce
n’est pas le cas de Jens Weidmann, le
président de la Bundesbank, qui vient de rappeler aux dirigeants
européens, à propos du financement des banques grecques et la
situation du pays, qu’il leur revient « de décider si les
contribuables européens doivent encourir des risques
complémentaires »… Sans doute parce qu’il croit que
le coût du sauvetage sera supérieur à celui de
l’abandon, ce qui reste à démontrer. Après avoir
déjà rué dans les brancards à propos de
l’accumulation à son bilan de créances sur les autres
banques centrales nationales, via Target 2, puis avoir obtenu de la
BCE le droit de déterminer elle-même la liste des
collatéraux qu’elle accepte, la Buba
(surnom de la Bundesbank) pose désormais le doigt sur une grosse
contradiction. Cherchant à minorer les engagements financiers de
l’État d’une main, le gouvernement allemand ne peut
éluder de l’autre la logique de construction de la zone euro,
car il n’a pas intérêt à son éclatement. Une
logique va au-delà de la seule question grecque.
Enfin,
et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes, cette stratégie
exige de résorber toutes affaires cessantes la dette publique au
même moment où les garanties que les États doivent
accorder via leurs banques centrales s’accroissent… Si l’on
cherche un moteur au rebondissement à grande échelle de la
crise, il ne faut pas chercher plus loin.
Certes,
l’avantage de cette approche est que son coût spécifique
est dans l’immédiat masqué. L’opération est
aussi opaque que ne le sont les activités financières dont un
nouveau dérapage vient d’être illustré par JP
Morgan Chase. Pour la suite, les banquiers centraux font
régulièrement valoir qu’ils disposent des instruments
pour retirer du marché, le moment venu, les liquidités qu’ils
y ont déversées. Et faire ainsi disparaître le
problème, tout rentrant dans l’ordre. Le problème est que
ce moment ne vient pas ! La raison n’est pas uniquement qu’ils
débrancheraient les tuyaux qui maintiennent sous assistance le
système financier, mais aussi parce qu’ils restitueraient au
passage aux banques leurs actifs pris en pension, dont la qualité ne
s’est pas améliorée, contrairement aux attentes
initiales.
Les
banques centrales sont désormais scotchées ! Les pertes doivent
être quelque part et ne peuvent pas indéfiniment être
masquées, c’est pourquoi les banquiers centraux n’ont pas
d’autre alternative que de les garder au frigo. Quand ils vendent
certains de ces actifs – la Fed a procédé à
quelques opérations limitées à grand spectacle, un
simulacre – ce n’est qu’après en avoir
sélectionné la crème.
Qui
va payer la crise est une question encore largement en suspens.
L’austérité qui résulte de la réduction des
déficits publics n’est qu’un avant-goût de ce qui
pourrait encore survenir, vu les pertes accumulées dans l’Eurosystème. Un retour à l’envoyeur
s’impose, mais les capitaux ne sont jamais là où ils
devraient être, en l’occurrence pour éponger les pertes.
Par inadvertance, sans doute. Mais plus ce renvoi sera tardif et
improvisé, plus grands seront les dégâts qu’il
suscitera.
Les
méchants financiers seraient-ils non seulement des mauvais joueurs
mais aussi des tricheurs ? Bien placés pour savoir ce que vaut
réellement leur propre mesure du risque, ils transfèrent aux
États les risques correspondants à des profits qu’ils ont
déjà tirés. Selon le même processus, somme toute,
que ces nationalisations des pertes qui interviennent quand les
bénéfices se sont taris. En plus grand et plus masqué,
c’est la répétition du sauvetage des banques dans
l’affolement du début de la crise qui est en cours. Mais il y a
décidément quelque chose qui cloche, car il ne se
déroule pas comme envisagé.
Le
dysfonctionnement qui enfle se manifeste dans l’immédiat par
d’importants retraits bancaires enregistrés dans plusieurs pays,
dont la Grèce et l’Espagne, qui font craindre la poursuite et
l’amplification du phénomène sous forme larvée et
l’érosion progressive des dépôts des banques,
conduisant au bout du compte celles qui le subissent à
l’effondrement, vu leur fragilité. La libre circulation des
capitaux est l’un des fondements de l’Union européenne et
les déposants disposent de ce moyen pour protéger leurs
économies des dépréciations qui résulteraient
d’une sortie de leur pays de l’euro.
Un
tel phénomène – prophétie auto-réalisatrice
typique – ne peut être techniquement enrayé que par des
restrictions et limitations aux retraits et des interdictions de transfert.
Ainsi que par la création d’un fonds de garantie européen
des dépôts, qui limiterait les dégâts, comme proposé
par Mario Monti au G8.
Venant
amplifier des transferts déjà enregistrés au sein de
l’Eurosystème – des pays les
plus faibles vers les plus forts – il se traduit en dernière
instance par le gonflement des créances dont la Buba
dispose sur les autres banques centrales nationales. Porteur de
l’éclatement de la zone euro, ce déséquilibre
financier doit être impérativement stoppé. Les dirigeants
européens vont devoir s’y consacrer entre autres tâches
urgentes.
Il
n’est par contre pas prévu d’enrayer le mécanisme
global de transfert de la dette privée vers les structures publiques,
mais plutôt de le renforcer. Cela serait entre autre le cas si le Fonds
de stabilité financière, ou son successeur, prenait le relais
de la BCE pour soulager les banques espagnoles (pour commencer). Le pacte
budgétaire est déjà la réussite que l’on
sait ; ce transfert procède de la même désastreuse
inspiration stratégique.
Billet
rédigé par François Leclerc
Son
livre, Les CHRONIQUES
DE LA GRANDE PERDITION vient de paraître.
Un « article presslib’
» est libre de reproduction numérique en tout ou en partie
à condition que le présent alinéa soit reproduit
à sa suite. Paul Jorion est un «
journaliste presslib’ » qui vit
exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il
pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui
tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
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