Tandis
que les autorités des pays que l’on disait développés
affichent la vacuité de leur vision et leur paralysie,
dépassées par une crise financière dont ils ne veulent
pas reconnaître les ressorts pour ne pas les combattre, une succession
d’événements imprime au monde une autre tournure.
Le
profond et irrésistible mouvement qui continue de traverser le
Moyen-Orient domine, par delà la
cruauté des événements en cours et les incertitudes sur
ce qui en résultera. De vieux comptes historiques commencent à
être réglés et continue de se manifester une aspiration
à la liberté devant laquelle il est impossible de rester
insensible en prétextant qu’il ne faut pas ouvrir la boîte
de Pandore. D’une certaine manière, cet épisode prend
d’autres relais. Celui d’une Amérique latine qui est
largement parvenue à s’émanciper des dictatures ou
d’un camp socialiste au sein duquel le rêve de
capitalisme, auquel était associé la
liberté, s’est heurté en Russie et dans son ancien glacis
à de dures réalités et désenchantements.
Les
enchaînements sont rapides, mais à chaque fois c’est la
même chose, et il pourrait en être encore une fois ainsi au
Moyen-Orient : les mondes lézardés s’écroulent
mais ce qui leur fait suite n’est pas à la hauteur des
aspirations, de vieux démons occupent les sièges laissés
soudainement vacants. Ceux qui ne possédaient rien ou peu sont
à nouveau dépossédés : la liberté est une
condition nécessaire mais pas suffisante, surtout lorsqu’elle
est contingentée par de nouveaux interdits.
Les
Sud-africains en font l’expérience, qui voient ressurgir le
fantôme du régime de l’apartheid sous la forme d’une
tuerie de mineurs pour ne pas avoir associé la libération
économique à leur combat antiraciste et laissé les
pauvres (noirs) à la même place indigne dans la
société. Les Chinois et les Russes témoignent de la
même exigence de liberté face à des régimes moins
dissemblables que leurs apparences le font croire. Le moteur de leur
contestation y est le même : le mieux-être que connaissent les classes
moyennes ne suffit pas si la liberté n’y est pas
associée.
Un
nouveau relais se prépare à être pris dans les pays développés.
Ils sont secoués par une crise du capitalisme financier qui ne trouve
pas d’issue et se traduit par l’exigence d’un impossible
désendettement, inédit à cette échelle globale.
On parle ici des « 99% », là des « indignés
», mettant ainsi en évidence que la démocratie politique
est aux ordres et la liberté économique inaccessible. Cette
histoire-là commence à peine à être écrite,
demandant de sortir des cadres étriqués de pensée et des
conformismes ambiants.
Que
va-t-il émerger de ces grands bouleversements en cours, qui ne sont
pas réductibles à une explication élémentaire du
monde et ne peuvent en conséquence susciter la montée en
puissance d’un nouveau messianisme ? Les uns prédisent le chaos,
comme s’il n’était pas déjà installé,
les autres se réfugient dans la crainte de perdre un acquis
menacé. Quoi d’autre en vue ?
La
grande vague suscitée il va y avoir un siècle par la
révolution russe n’a tenu pas ses promesses, depuis
oubliées, pour ne retenir que son échec. Les débats
d’alors, entre ceux qui pensaient qu’il fallait malgré
tout y aller et ceux qui estimaient que les conditions
n’étaient pas réunies, méritent
d’être relus, mais c’est du ressort des historiens. Pour
autant, rien ne nous interdirait de rétrospectivement nous interroger
sur les raisons pour lesquelles cela n’a pas fonctionné, mais
l’oubli et le rejet ont tout englouti, dommage !
L’avènement d’un monde reposant sur d’autres bases a
été remis à des jours meilleurs et lointains, quand il
n’a pas été abandonné, la place a
été laissée libre.
Quelles
promesses pouvons-nous lire dans ce qui est en cours ? Les prémices
d’une autre organisation de la société sont encore bien ténus, ce qui confirme sans surprise que l’idéologie
dominante est celle de la classe dominante. Aucun des grands mouvements
de fond auxquels nous assistons n’est clairement porteur, à coup
sûr, de son aboutissement proclamé. Les désillusions du
passé font craindre la répétition de processus
avortés, quand ils ne vont pas jusqu’au bout de leur logique et
sombrent du fait de leurs propres contradictions, exposés à des
tentations qui les pervertissent. On en a tant connu…
Décriée
quand elle prend la forme d’un cosmopolitisme qui effraye ceux qui
trouvent refuge dans un patrimoine rassis et oublieux de l’histoire, la
mondialisation a pour objet d’élargir le terrain de jeu
d’un système financier qui cherche à se reproduire
à défaut de se corriger. Elle est pourtant porteuse, par son
universalité, d’un avenir commun que masquent les
différences d’histoire et de culture, d’organisation
sociale et de niveau de vie. Et pourtant ! Le démembrement largement
entamé, les seules barrières subsistantes destinées aux
populations sommées de rester à leur place, plus rien
n’arrête les vents qui balayent la surface, mais la
différence et l’imprévu font peur…
Quand
on y regarde de plus près, des aspirations communes se manifestent,
des solutions émergent.
Pêle-mêle, l’agriculture de proximité et de
subsistance, les technologies à bas prix, les services gratuits
accessibles via Internet, le développement de programmes sociaux comme
la Bolsa Familia
au Brésil en sont avec leurs limites des éléments
constitutifs. Ils créent les conditions de nouveaux modes
d’organisation de la société reposant sur
l’auto-organisation et l’élargissement de la
démocratie. Les problèmes se posent au niveau global, les
solutions tout autant : c’est la nouvelle version du « Penser
global, agir local ! ».
Les
niveaux de confort qui sont atteints, là où c’est le cas
et aussi inégalement répartis soient-ils, sont de toute
façon menacés. Ni les progrès technologiques ni la
découverte de nouveaux gisements d’énergie, ni le
génie biologique ne pourront accomplir un miracle : des limites sont
en passe d’être atteintes, le monde ne peut pas se
développer sur le modèle emprunté par sa partie développée.
Là aussi, il faut sortir du cadre. Ce levier-là est le plus puissant,
ne souffrant aucun faux-fuyant, il induit une interrogation sur la nature des
partages qui devront être effectués, le problème de
l’accès à l’eau le résumant dès
maintenant au mieux.
Nos
modèles actuels sont dépassés. Soit parce qu’ils
font obstacle à des aspirations qu’ils ont contribué
à révéler, soit parce qu’ils ont été
au bout de leurs contradictions et se désagrègent
d’eux-mêmes, soit parce qu’ils supposent pour se reproduire
des ressources inexistantes. Que pèsent les conservatismes et ce
qu’ils charrient d’obscurantisme face à cette simple
observation ?
Il
est à ce stade d’usage de faire référence à
la barbarie, cette option disponible quand rien ne va plus et rien ne
s’impose pour succéder à ce qui a fait son temps. Que
peut-il lui être opposé sinon une forme ou une autre
d’espoir ? Dans les progrès scientifiques et technologiques,
c’est-à-dire dans la connaissance ? Dans l’Humanité
et l’espèce humaine, au nom de son sens inné de la
survie, si tout du moins Eros l’emporte sur Thanatos ? Fragile mais
ferme ligne de défense, il est vrai, quand on constate les
dégâts causés par l’exploitation de la
planète et des hommes, dont le fin du fin est aujourd’hui la domestication
de l’énergie nucléaire et sera demain celle du
génie biologique.
Quelle
société sera capable d’encadrer ces nouvelles
connaissances, afin de veiller à ce qu’elles ne soient
utilisées qu’au bénéfice du bien-être de
l’Humanité ? De remettre les échanges marchands et
monétaires à leur place et d’assurer à toutes et
à tous les conditions minimum d’existence que
l’espèce humaine réclame de par son simple fait ? De
s’affranchir des logiques restées primitives d’une
accumulation financière qui ne l’est plus et contredit cette exigence
? De cesser d’assigner une fin à l’histoire, soit en lui
donnant un sens alors qu’elle n’est en rien
prédestinée, soit en prétendant qu’elle atteint le
stade ultime et indépassable de son développement ? Autant de
croyances qui ne sont plus de notre temps. En négatif de celles-ci se
dessine un nouveau cahier des charges et de premiers éléments
de réponse.
Nous
sommes loin du sort réservé Julian Assange
confiné dans les locaux de l’ambassade de
l’Équateur à Londres pour une durée inconnue, des
deux ans de travaux forcés auxquels sont condamnés les Pussy Riot, dans des camps qui
n’ont pas tant changé depuis le Goulag, de l’exode
forcée et sans retour des déplacés de Fukushima, ou bien
encore de la recherche sans lendemain de leurs maris mineurs portés
disparus par les femmes noires de Marikana. Mais
tous ces événements, et bien d’autres encore qui ne sont
pas projetés dans l’actualité, expriment la
réalité de sociétés dont les fils décousus
demandent à être renoués autrement.
Billet
rédigé par François Leclerc
Son livre, Les
CHRONIQUES DE LA GRANDE PERDITION vient de
paraître
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