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Culminant
à 1 870 milliards d’euros, la dette publique au sens de
Maastricht s’élevait au premier trimestre 2013 à 91,7% du
Produit intérieur brut (PIB). Pour certains libéraux, le
verdict est sans appel : le modèle français est victime
des profiteurs du bas, qui choisissent de vivre au crochet de la
société quand ils pourraient retrousser leurs manches et se
mettre au travail. Un tel raisonnement séduit de nombreux
électeurs de droite. Est-il cohérent pour autant ?
Les idiots utiles de la
social-démocratie
En
plus d’aggraver la mauvaise réputation du libéralisme
– idéologie de privilégiés – cette vision
paternaliste du travail et de l’assistanat suggère que les
difficultés actuelles de l’État-providence viennent de
ceux qui en abusent. Analyse aussi réductrice qu’inattendue
venant du camp libéral, puisqu’elle épargne les
fondements théoriques de tout un système en dissociant la
question de son fonctionnement de celle de ses effets pervers. Il y aurait
ainsi, d’un côté, le fonctionnement normal de notre
modèle social, qui reflète l’intention initiale de ses
architectes, et de l’autre le fonctionnement anormal, imputable
à la malhonnêteté des paresseux, ceux-là
mêmes que visait Claude Reichman en
2008 dans sa critique du Revenu de solidarité active (RSA), rendant
ainsi un grand service à la gauche, qui ne peut décemment pas
rejeter la faute sur les « défavorisés ».
L’autre
faille majeure de cette analyse tient à la distinction fallacieuse
entre les revenus du travail, jugés légitimes, et les revenus
perçus « sans rien faire » au titre des diverses
aides sociales et familiales. D’aucuns oublient en effet que le salaire
rémunère non pas le fait de travailler mais le travail
lui-même, et qu’à ce titre, il est tout à fait
possible d’être à la fois travailleur et assisté,
dès lors que la rémunération est artificiellement
maintenue à un niveau supérieur à ce qu’elle
serait sur un marché libre, c’est-à-dire non
faussée par les interventions de l’État ou d’un
quelconque organisme public. Là encore, certains libéraux se
comportent comme les idiots utiles de l'État-providence, postulant
qu'il n'est de revenu possible légitime que provenant du travail. Une
excellente nouvelle pour les keynésiens fantasmant sur l'euthanasie
des rentiers, et plus largement pour quiconque souscrit à la
théorie classique de la valeur travail, si importante pour les
marxistes.
Le modèle social contre
lui-même
La
position de ces libéraux paternalistes est d’autant moins
compréhensible que le phénomène de l’assistanat est
plus dangereux pour le modèle français que ne le sont par
exemple l’abaissement du quotient familial, la suppression des bourses
au mérite, ou encore le rabotage des niches fiscales. On ne peut en
effet attendre d'un gouvernement – quelle que soit sa couleur politique
– qu'il remette en cause une politique sociale et familiale
politiquement si avantageuse. A contrario, la persistance des déficits
et l'aggravation de la dette publique mettent sérieusement en
péril l'ensemble de l'édifice.
C'est
le constat fait récemment par le blogueur H16, qui nous invite
à « affamer la
bête » non pas en la boycottant, mais au
contraire en la sollicitant à l'excès. On peut s'interroger sur
l'opportunité de provoquer l'équivalent d'un « bank run » sur les
administrations publiques Mais il n’est pas absurde de vouloir infliger
une telle épreuve à un système qui montre du doigt les
spéculateurs faisant des promesses qu’ils ne peuvent tenir.
Cette
politique du pire n’est pas exempte de critiques. La désillusion
du communisme et la chute de l’URSS nous ont rappelé que les
mythes survivent à l’expérience : en
l’occurrence, jusqu’ici, la foi des Français dans leur
sacro-saint modèle a fort bien survécu
à l’augmentation continue de la dette publique. Selon un sondage
Harris Interactive réalisé en mars 2012, 82% des
Français sont attachés à leur
« modèle », et 86% y voient une
« composante importante de l’identité
nationale ». La dette publique approchait alors les 1 800
milliards d’euros... Dans ces conditions, le grippage de la machine que
H16 appelle de ses vœux attirerait l’attention non sur les causes
profondes de la faillite, mais sur ces suspects habituels que sont les
chômeurs, les immigrés, les spéculateurs financiers et
les patrons du CAC40.
Pour
critiquable qu’elle soit, cette analyse du problème a le
mérite de souligner les contradictions d’une certaine droite
libérale plus attentive aux symptômes – assistanat,
chômage de masse – qu’au syndrome, à savoir
l’acharnement à préserver un système aussi injuste
que ruineux. Force est de constater qu’en dépit des apparences,
c'est bien la droite, en France, qui s'occupe le mieux de pérenniser
notre modèle social en louant la culture du travail (alors que le
travail n’est qu’un moyen) et en dénonçant les
chômeurs volontaires (qui ne sont pourtant pas les seuls
assistés).
Une
vérité évidemment difficile à avaler pour les
partis de gauche, mais que doivent entendre les libéraux, sous peine
de réduire la philosophie libérale à sa caricature
– une idéologie de privilégiés condescendants et
paternalistes ne voyant dans la liberté qu’un moyen de conserver
positions et intérêts.
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