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Tout
le monde connaît aujourd’hui la théorie marxiste de
l’exploitation et de la lutte des classes. Mais on a oublié
qu’elle fut d’abord développée par des libéraux
tels que Jean-Baptiste Say, Benjamin Constant et leurs disciples, dans un
sens tout à fait différent et d’une grande
actualité pour nous aujourd’hui.
Marx
lui-même écrit :
En ce qui me concerne, ce n'est pas
à moi que revient le mérite d'avoir découvert ni
l'existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte
entre elles. Longtemps avant moi des historiens bourgeois avaient
décrit le développement historique de cette lutte des classes
et des économistes bourgeois en avaient exprimé l'anatomie
économique. Ce que je fis de nouveau, ce fut : 1. de démontrer
que l'existence des classes n'est liée qu'à des phases de
développement historique déterminé de la production ; 2.
que la lutte des classes conduit nécessairement à la dictature
du prolétariat ; 3. que cette dictature elle-même ne constitue
que la transition à l'abolition de toutes les classes, et à une
société sans classes.
Les
écrits les plus complets et systématiques sur la théorie
libérale de la lutte des classes se trouvent dans la revue Le Censeur Européen, de 1817
à 1819, dans les articles de Charles Comte, Charles Dunoyer et
Augustin Thierry, sous la Restauration. Ils résument ainsi leur
doctrine : « Nous l’avons déjà dit :
il n’existe dans le monde que deux grands partis ; celui des
hommes qui veulent vivre du produit de leur travail ou de leurs
propriétés, et celui des hommes qui veulent vivre sur le
travail ou sur les propriétés d’autrui ».
Pour eux, l’analyse
de classe est étroitement associée à la notion de
spoliation : l'histoire de toute civilisation est celle du combat entre
les classes spoliatrices et les classes productives.
Marx
a pris connaissance de cette théorie de l’exploitation
probablement à travers Saint Simon, qui fut un temps très
proche du Censeur. Mais il y a de grandes
différences entre les libéraux et les autres. D’abord,
pour Marx, l’antagonisme de classe se situe au sein même de
l’activité productive, entre les salariés et les patrons.
Au contraire, pour Comte et Dunoyer les classes en conflits, sont, d’un
côté les producteurs de la société, qui paient l’impôt (y compris les
capitalistes, ouvriers, paysans, savants etc.) et de l’autre, les
non-producteurs, qui vivent de rentes financées par
l’impôt, « la
classe oisive et dévorante » (bureaucrates, fonctionnaires, politiciens,
bénéficiaires de subventions ou de protections).
Ensuite,
à la différence de Marx, les auteurs du Censeur Européen
ne prônent pas la guerre des classes. Ils militent au contraire pour la
paix sociale. Et celle-ci, selon eux, ne passera que par la
dépolitisation de la société, le respect de la
propriété individuelle et du libre-échange, autrement
dit, par l’établissement complet de ce qu’ils appellent
« le régime industriel », le libre
marché. Pour cela, il importe de réduire d'abord le prestige et
les avantages des fonctions publiques. Il importe ensuite de donner dans le
corps politique l'influence aux producteurs.
Benjamin Constant : le commerce contre la guerre
Aux origines de cette idée, il y a une
nouvelle lecture de l’histoire européenne qui prend sa source
dans le livre de Benjamin Constant : De
l’esprit de conquête et d’usurpation. C’est véritablement avec
ce livre que l’analyse historique a fait son entrée dans
l’école libérale française. Constant y fait l’histoire de l’exploitation et
montre que la spoliation par la guerre fut la méthode
préférée de tous les régimes politiques pour
établir leur domination depuis les Grecs et les Romains :
« Dans tous les temps la guerre sera pour les gouvernements un
moyen d'accroître leur activité. » Avec le
déclin de l'Empire romain à l'Ouest, les barbares germaniques
s'établirent dans le pays par la conquête, ensuite ce fut
l'invasion des Francs, et en Grande-Bretagne l'invasion normande. Le
système féodal fut essentiellement un système de
spoliation des paysans par l'élite guerrière aristocratique.
Avec la montée des villes au XIème siècle, écrit
Constant, on peut même dire que « deux nations »
se partagent le sol français : l'élite féodale
spoliatrice et les habitants producteurs des villes.
En conclusion, Benjamin Constant assigne pour
« unique but » aux sociétés modernes le
commerce et non plus la guerre. Ou plus exactement l’industrie :
« le repos, avec le repos, l’aisance, et, comme source de
l’aisance, l’industrie ». Et il ajoute,
« la guerre devient chaque jour un moyen plus inefficace
d'atteindre ce but. Ses chances n'offrent plus aux individus et aux nations
des bénéfices qui égalent les résultats du travail
paisible et des échanges réguliers
».
La
conviction de Constant est que l'esprit d'industrie tend à l'emporter
chaque jour davantage sur l'esprit de domination, et que, plus la
société avancera, plus elle reconnaîtra les vertus du
marché et bannira la guerre.
Comte et Dunoyer
choisiront comme devise, inscrite sur la couverture de chaque numéro
du Censeur Européen :
« Paix et Liberté ». Et Dunoyer écrira : « Je
dois dire, à la gloire de M. Benjamin Constant, qu'il est le premier
écrivain, du moins à ma connaissance, qui ait fait remarquer le
but d'activité des peuples de notre temps, et qui ait mis ainsi sur la
voie de reconnaître quel est le véritable objet de la
politique ».
Mais
l’idée de lutte de classes est aussi présente chez
Jean-Baptiste Say, en particulier dans la
nouvelle édition enrichie de son Traité d’économie Politique (2e
éd., 1814). Il n'y a que deux moyens, dit Say, pour un
gouvernement d'accroître la richesse générale : faire
régner la sûreté et respecter la propriété,
ou bien dépouiller les autres nations.
Cette
lecture aura un impact profond sur Comte et Dunoyer. Ils comprennent alors
que l’économie politique fournit la meilleure explication des
phénomènes sociaux. Ils comprennent en particulier que les
nations atteignent la paix et la prospérité lorsque les droits
de propriété et le libre-échange sont respectés.
Au contraire, quand ces principes ne sont pas respectés, les nations
régressent dans la guerre, les conflits et l’appauvrissement.
L'esprit d'industrie peut seul assurer le respect de la
propriété, en n'en faisant plus une création arbitraire
de la loi, mais un attribut de la production. L’esprit
d’industrie peut seul assurer également le maintien de la paix
universelle, en la fondant sur la communauté d'intérêts
des industrieux.
« L'esprit d'industrie n'agit pas comme l'esprit guerrier,
écrit Charles Comte dans Le Censeur Européen. Il n'excite
pas à ravir, mais à produire; il ne s'exerce pas sur les
hommes, mais sur les choses ». Il met fin à
l'hostilité des peuples, il crée entre eux des relations
amicales et les fait s'intéresser à leur
prospérité mutuelle.
Voter pour les
producteurs, pas pour les protecteurs
Selon Le Censeur, il
n’y a plus que deux grandes classes en Europe. Celle des producteurs,
des industrieux, dont l’objet est de combattre trois grands
fléaux que sont la guerre, l'arbitraire et le monopole. Ce sont des
agriculteurs, des commerçants, des manufacturiers, des savants, des
industrieux de tous les pays. Et l'autre, dont l’objet est uniquement
d’exercer le pouvoir, est la classe des protecteurs. Elle est
composée des gens en place, des ambitieux et des oisifs de tous les
rangs et de tous les pays, qui demandent à être enrichis aux
dépens des producteurs.
Dans
un Manuel électoral à
l’usage des électeurs des départements de la France,
publié dans Le Censeur et
signé par Augustin Thierry,
on
peut lire que le seul principe qui doit servir de règle dans une
élection, c’est de voter pour des représentants des
producteurs, aujourd’hui nous dirions des représentants du
secteur privé. C’est pourquoi, selon Le Censeur, tout fonctionnaire, tout salarié de
l'administration doit être exclu des assemblées. La Chambre des
députés doit être « le conseil des avocats de la
production et de l’intérêt individuel ». Pour
qu'elle soit telle, il faut y élire des industriels, des financiers,
des commerçants, des savants.
Du
moment qu'il y a deux classes dans une société, dont l'une
produit et nourrit l'autre qui, en retour, la protège, il y a lutte
entre elles : « les producteurs veulent être libres, les
protecteurs veulent être puissants », écrit Augustin
Thierry. Pour empêcher le gouvernement de sortir de ses attributions,
qui sont uniquement d'ordre négatif, il est donc nécessaire que
ceux qui produisent s'organisent contre ceux qui administrent.
«Dès lors, il faut que le plus grand nombre possible d'individus
travaille et que le plus petit nombre possible gouverne. Le gouvernement, en
effet, ne produit rien, il consomme. « Il faut se persuader qu'un
fonctionnaire public, en sa qualité de fonctionnaire, ne produit
absolument rien. »
C’est
pourquoi, « dans un État bien ordonné, le
gouvernement ne doit être qu'une dépendance de la production,
qu'une commission chargée par les producteurs, qui la paient pour cela,
de veiller à la sûreté de leurs personnes et de leurs
biens pendant qu'ils travaillent, et de les garantir contre les
parasites ».
Selon
l’historien américain Ralph Raico :
« Cette doctrine libérale française des
conflits des classes fut adoptée et développée par des
auteurs ultérieurs, y compris Bastiat (dont l'auteur favori
était Charles Comte) et Gustave de Molinari.
Elle eut une influence décisive sur les économistes
libéraux italiens à partir du milieu du 19ème
siècle et, à travers eux, sur l'École du Public Choice ».
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