Sir Isaiah Berlin a consacré un chapitre de son livre La liberté et ses traitres à Joseph de
Maistre, le penseur de la Contre-Révolution. Certains philosophes ont eu un
rôle trouble dans l'histoire des idées. Selon Berlin, les philosophes d'une
partie des Lumières (Helvétius, Rousseau, Fichte) et du socialisme naissant
(Saint-Simon) ont ainsi défendu une conception à la fois idéaliste et
autoritaire de la liberté dont la Révolution française fut l’incarnation
(voir les deux articles précédents sur Helvétius
et Saint-Simon).
Ils ont prétendu défendre la liberté tout en proposant des solutions
collectivistes aux problèmes sociaux. Joseph de Maistre est plus facile à
cerner, puisque c’est un ennemi déclaré de toute forme de liberté
individuelle.
C’est à
l’optimisme des Lumières que s’attaque d’abord de Maistre, c’est-à-dire à
l’idée que les hommes seraient capables d'être libres et de se gouverner
eux-mêmes et de mener une vie heureuse, vertueuse et sage.
Aux idéaux de
progrès, de liberté et de perfectibilité, il oppose le caractère sacré du
passé, la vertu et même la nécessité d'une complète sujétion, parce que la
nature humaine est irrémédiablement mauvaise et corrompue.
En revanche, Berlin
souligne l'aspect violent, brutal, sanguinaire et dictatorial de la pensée de
Maistre. Ce dernier s’en remet au bourreau pour conduire les affaires
humaines, car c’est lui qui maintient l’ordre dans la société. Pour que les hommes
obéissent et respectent l'autorité, de Maistre juge qu’ils doivent vivre dans
la crainte et même la terreur de l'autorité qui les gouverne.
L’éloge du préjugé et de l’irrationnel
Par ailleurs,
de Maistre a également attaqué l'autre versant de ce même optimisme naïf,
l'usage de la méthode scientifique et du rationalisme en politique. Il
conteste, avec beaucoup d’efficacité, que
l’humanité puisse être rendue heureuse et vertueuse par des moyens
rationnels et scientifiques. L'histoire pour lui est
notre seul maître, et la politique n'est rien d'autre que de l'histoire
expérimentale. Pour comprendre le monde, il faut faire appel aux faits
empiriques de l'histoire et observer le comportement humain. Or, tout ce qui a été construit par les facultés
critiques est incapable de résister à leur assaut. La seule chose qui puisse jamais dominer les hommes, c'est un mystère impénétrable.
Selon de
Maistre, il n'y a jamais que deux choses vraiment bonnes en ce monde :
l'antiquité et l'irrationalité. Seule la combinaison de ces deux éléments
peut créer une force assez puissante pour résister à l'influence corrosive
des critiques, des poseurs de questions, des savants.
Que sont les
préjugés ? Tout simplement les croyances des siècles passés, éprouvées par
l'expérience. Des croyances qui ont été éprouvées dans des situations
nombreuses et diverses, et si l'on veut s'en défaire, on se retrouvera nu et
tremblant face aux forces destructrices de la vie.
Anti-individualisme et monisme
C’est à Joseph
de Maistre que l'on doit l'invention historique du mot « individualisme »
dans un ouvrage intitulé Des origines
de la souveraineté (1794). Le mot est chez lui chargé de toutes les
connotations négatives possibles : le protestantisme, l'esprit des
Lumières (le rationalisme), la théorie des droits de l'homme...
Cette
viscérale allergie à l'individuel procède d'une conception organiciste et théocratique
de la société, œuvre de Dieu à laquelle il ne revient pas à l'homme de
changer quoi que ce soit. L'ordre social contre la raison individuelle, les
dogmes de la tradition contre l'esprit critique, la subordination contre
l'égalité : tels sont les aspects d’un anti-individualisme radical qui
préfigure les régimes totalitaires du XXe siècle.
Pour que les hommes
restent dans l’ignorance, de Maistre souhaitait faire disparaître tous les
membres de ce qu'il appelait « la secte », cette partie de la population
composée des intellectuels, des journalistes, des savants, des juifs et de
tous ceux qui croient à des valeurs comme la liberté ou l'égalité... C'est
cette même liste de personne que les fascistes voudront éradiquer un siècle
plus tard.
Et de Maistre
est présenté par Berlin comme le « père du fascisme » car il voit
chez lui, non pas un penseur rétrograde qui tourne le dos à son temps, mais
plutôt un terrible visionnaire, un prophète des apocalypses obscurantistes
que l'Europe allait connaître un siècle plus tard. « Il est né trop tôt et
non trop tard », écrit Berlin.
Paradoxalement,
souligne Berlin, de Maistre partage avec ses ennemis, les Encyclopédistes des
Lumières, le même monisme intellectuel.
Pour eux,
toutes les questions authentiques n’admettent qu’une seule réponse. Ils
pensent également qu’il existe une méthode unique permettant de découvrir la
bonne réponse. Dans la perspective moniste, tous les conflits moraux peuvent
être résolus grâce à une valeur prépondérante dont l’autorité sera reconnue
par toutes les personnes censées.
Bien que
Berlin se présente lui-même comme un héritier du rationalisme libéral des
Lumières, il dénonce dans la quasi-totalité de ses essais les faiblesses du
monisme des Lumières au même titre que celles des ennemis des Lumières. Et en
forme de conclusion de son essai sur de Maistre, il écrit : « bien que nous puissions nous trouver en
désaccord avec de tels hommes, nous devons nous rappeler que la liberté a
besoin de critiques aussi bien que de partisans. »
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