|
« Aussi longtemps que la
croyance à la justice sociale régira l'action politique, le processus doit se
rapprocher de plus en plus d'un système totalitaire » Hayek, Droit,
législation et liberté, tome 3.
Friedrich A. Hayek est né
en 1899 et a grandi à Vienne. Étudiant en économie à l’université de Vienne,
il suit les cours de Friedrich von Weiser, l’un des maîtres de l’école
Autrichienne d’économie. Il fréquente également le séminaire privé de Ludwig
von Mises et fonde avec lui l'Institut de recherche sur le cycle économique dont il devient
le président. Il enseigne l’économie à l’université de Vienne. Dans
les années trente, après avoir souffert de la crise mondiale, l'Autriche est
menacée par l’invasion nazie. Hayek part pour Londres en 1931 et devient
professeur de sciences économiques et de statistique à la London School of
Economics. En 1938, il prend la nationalité britannique mais en 1945, son
livre La Route de la Servitude reçoit un accueil triomphal aux
États-Unis où il s’installe en 1950 comme professeur à Chicago. À partir de 1962, il
enseigne à l'Université de Fribourg-en-Brisgau. Ses travaux aboutiront, au cours des années 1970, à
la trilogie Droit, Législation et liberté.
Les années de Cambridge
et la critique de Keynes
Dans les années 30 et 40,
Hayek a initié un vif débat avec le célèbre économiste de Cambridge, son
collègue John Maynard Keynes. Lorsque Keynes publia son Traité sur la
monnaie en 1930, Hayek passa une année entière à l’étudier puis publia en
1931 une critique dévastatrice, Prix et Production, au paroxysme de la
crise de 29. Il s’agit en fait d’une série de quatre conférences données à la
London School of Economics. Ces conférences traitent de ce que l’on
appelle aujourd’hui communément la théorie autrichienne du cycle, à savoir
que l’expansion de crédit bouleverse la répartition des facteurs de
production, crée un boom, qui devra bien entendu être suivi d’un réajustement
– la crise. Keynes souhaitait atténuer les cycles de croissance rapide et de
récession propres, selon lui, au capitalisme en manipulant le niveau de la
demande dans l’économie nationale au moyen d’une expansion inflationniste
notamment. Hayek explique alors que la
réduction continuelle des taux d’intérêt par les banques centrales et
l’expansion artificielle du crédit ne peut qu’induire les acteurs économiques
en erreur, les faisant investir comme si de nombreuses ressources épargnées
existaient (puisque les taux d’intérêt diminuent naturellement en réponse à
la hausse de l’épargne). Cette mauvaise allocation des ressources alimente
alors une hausse artificielle de la croissance, une bulle, à laquelle succède
une récession brutale. C’est cette théorie des cycles, qui a valu à Hayek
le prix Nobel d’économie en 1974.
Dans Prix et Production,
il écrit : « Il n'a jamais été nié que l'emploi puisse être
rapidement augmenté et une situation de plein-emploi atteinte dans les plus
brefs délais en ayant recours à une expansion monétaire. (...) Mais
l'économiste ne devrait pas cacher que la recherche de l'emploi maximum qui
peut être réalisée en courte période au moyen de la politique monétaire est
essentiellement la politique du desperado qui n'a rien à perdre et qui a tout
à gagner d'un petit ballon d'oxygène (...). La politique du desperado
constitue l'attitude privilégiée de l'homme politique préoccupé par la
proximité de l'échéance électorale, en manœuvrant un instrument bon marché
dont l'influence est rapide pour réduire le chômage à un prix payable dans un
futur éloigné (...). L'expansion du crédit conduit à une affectation erronée
des facteurs de production, du travail en particulier, en les dirigeant dans
des emplois qui cessent d'être rentables dès que l'inflation cesse de
s'accélérer. Une fois que cela s'est produit, il n'y a pas de moyens d'éviter
une réaction, et toutes les tentatives pour reculer l'échéance malheureuse
risquent de la rendre encore plus dure ».
La Route de la Servitude
Alarmé par la montée de
l'interventionnisme des gouvernements dans les économies des démocraties
occidentales, Hayek écrit La Route de la Servitude (The Road to
Serfdom), comme une critique philosophique des collectivismes, qu’ils
soient de droite ou de gauche. Tiré à plusieurs millions d’exemplaires, grâce
à la complicité de Max Eastman et du Reader’s Digest, ce livre a
largement contribué à la notoriété de F. A. Hayek aux États-Unis.
Rédigé entre 1940 et 1943,
ce petit essai entend dresser un premier bilan des expériences dirigistes
tentées dans la seconde moitié des années 1930 : les nationalisations et
la gestion keynésienne de la demande qui s'est emparée de l'Europe
sociale-démocrate et de l’Amérique du New Deal. Dédié aux « socialistes
de tous les partis », il entend démontrer que « l’Occident a
progressivement abandonné le principe de la liberté économique sans lequel
aucune liberté individuelle ou politique n’a par le passé été
possible ». On retrouve en effet partout à l’œuvre le même processus de
centralisation politique et la même volonté de substituer une organisation
dirigiste aux mécanismes traditionnels du marché.
Dès
les premières pages, Hayek établit un parallèle entre le triomphe des idéaux
progressistes en Occident et le succès concomitant des utopies totalitaires.
« Peu de gens, prévient-il dans sa préface, sont prêts à reconnaître que
l’ascension du fascisme et du nazisme a été non pas une réaction contre les
tendances (…) de la période antérieure, mais un résultat inévitable de ces tendances.
C’est une chose que la plupart des gens ont refusé de voir, même au moment où
l’on s’est rendu compte de la ressemblance qu’offraient certains traits
négatifs des régimes intérieurs de la Russie communiste et de l’Allemagne
nazie. Le résultat en est que bien des gens qui se considèrent très au-dessus
des aberrations du nazisme et qui en haïssent très sincèrement toutes les
manifestations, travaillent en même temps pour des idéaux dont la réalisation
mènerait tout droit à cette tyrannie abhorrée. »
Dans le
chapitre intitulé « Les racines socialistes du nazisme », Hayek
rappelle le contexte qui a permis le triomphe du nazisme en Allemagne et du
fascisme en Italie. Les socialistes allemands et italiens n’ont fait que
préparer la voie au nazisme en mettant en place des partis politiques qui
dirigeaient toutes les activités de l’individu, de sa naissance à sa mort,
qui lui dictaient ses opinions sur chaque chose. Ce ne sont pas les fascistes
mais les socialistes qui ont commencé à enrégimenter les enfants dans des
organisations politiques, à contrôler leur vie privée et leur pensée. Les
nazis n’ont fait que récupérer le discours étatiste, dirigiste et
interventionniste déjà popularisé par les marxistes. De nombreux dirigeants fascistes, comme Mussolini en
Italie, Laval en France et Oswald Mosley en Grande-Bretagne, avaient commencé
leur carrière politique en tant que militants de gauche avant de se convertir
au fascisme ou à l’hitlérisme, par proximité
idéologique.
Hayek appelle en conclusion
ses contemporains à tourner le dos aux « folies » et à « l’obscurantisme
contemporain » pour débarrasser l’humanité des « erreurs qui ont dominé notre
vie dans un passé récent ». Selon lui, la meilleure garantie de la liberté
est la propriété privée. Quand tous les moyens de production sont concentrés
dans les mains de quelques organisateurs, nous sommes soumis à un pouvoir
total car ce pouvoir économique devient un instrument politique de contrôle
sur notre vie entière.
Un intellectuel engagé
La célébrité de Friedrich
Hayek Outre-Atlantique commence vraiment avec la parution, en 1945 dans le Reader’s
Digest, d’une version abrégée et adaptée de La Route de la Servitude.
Il est invité aussitôt à prononcer une série de conférences dans les
universités américaines et à la radio. C’est la première fois qu’il s’exprime
devant un public aussi nombreux et enthousiaste. La Route de la Servitude
a contribué à relancer le mouvement libéral classique en Amérique après le
New Deal et la Seconde Guerre mondiale. Hayek est alors convaincu de la
nécessité de mettre en relation des intellectuels libéraux pour contrer le
socialisme et promouvoir une société libre et concurrentielle.
Pour avoir un impact sur
l’opinion publique et, à travers elle, sur les décideurs, il faut d’abord
convaincre les intellectuels. D’où la nécessité de créer des relais
d’opinions, des laboratoires d’idées par le biais d’instituts privés
réunissant des professeurs d’université, des journalistes, des écrivains.
En 1947, il fonde la
Société internationale du Mont Pèlerin (du nom de l’hôtel suisse dans lequel
s’est tenue la réunion fondatrice) avec la participation de Ludwig von Mises
et d’une quarantaine de participants dont une majorité d’américains (Milton
Friedman, Henry Hazlitt, Leonard Read, Frank Knight). Plusieurs tendances
s’affrontent au cours de cette réunion mais c’est finalement la tendance
« laissez-fairiste » anglo-américaine qui l’emporte sur la tendance
sociale-libérale franco-allemande.
En 1949, dans un article
intitulé « Les intellectuels et le socialisme », Hayek explique que
le socialisme ne doit pas son succès à la classe ouvrière mais uniquement au
soutien des intellectuels. Pourquoi les intellectuels qui forment l'opinion
publique, sont-ils enclins au socialisme plutôt qu'au libéralisme ? La pensée socialiste, répond Hayek, doit
en grande partie l'attrait qu'elle exerce à son caractère visionnaire.
« Le courage même de s'adonner à la pensée utopique est à cet égard une
source de force pour les socialistes et dont le libéralisme traditionnel
manque fâcheusement. » (Hayek, 1949)
Une
philosophie sociale
En 1950, Hayek est professeur de sciences sociales à
l'Université de Chicago. Il oriente
alors ses travaux vers une reconstruction théorique de la philosophie sociale
du libéralisme classique. Il a lui-même souligné que la connaissance de
l'économie ou des principes de la répartition des ressources, est tout à fait
insuffisante pour la compréhension de l'ordre d'une société libre. L’ambition
de Hayek est de construire une théorie générale du progrès et de l’évolution
des sociétés.
Sa thèse sur la société est
que celle-ci est une réalité intermédiaire entre nature et artifice. Selon
lui, il n’existe que trois interprétations de la société : ordre
naturel, ordre construit ou bien ordre auto-organisé. Or la société n’est ni
un processus biologique ou organique, ni le fruit d’un contrat volontaire et
délibéré. Elle est bien le fruit de l'action des hommes, ce qui la distingue
des ordres naturels, mais elle dépasse leurs intentions, ce qui la distingue
des ordres artificiels. Hayek se démarque ainsi de la théorie du contrat
social de Rousseau et renouvelle les idées des Lumières écossaises :
Hume, Adam Smith et Ferguson.
Selon Hayek, les sociétés
incarnent des traditions culturelles qui sont en concurrence avec d’autres
dans une sorte de processus d'évolution. Les traditions les plus « aptes » -
les plus propices au bien-être – survivent, s'épanouissent et conduisent
leurs rivaux à l'extinction, ou tout au moins à une marginalisation
historique. Les peuples les plus prospères, ceux qui se révèlent supérieurs,
en termes d’évolution, sont ceux qui respectent la propriété privée, les
contrats et la primauté du droit.
Enfin, toute société a
besoin de règles pour coordonner l’action des individus. Mais une société
ouverte, à la différence d’une tribu, est une société qui repose sur des
règles abstraites. « La grande avancée qui rendit possible le développement
de la civilisation et, finalement, de la société ouverte, fut la substitution
de règles abstraites de juste conduite à des fins précises
obligatoires. » (Nouveaux Essais). Ces règles sont abstraites c’est-à-dire formelles, universelles
et applicables à tout individu sans considération d'appartenance à un groupe
particulier. Ces règles ne sont pas délibérément créées, elles sont le fruit
d’une croissance spontanée.
De même, des structures
sociales comme le langage, la morale, le droit ou le marché sont toujours le
résultat d’initiatives individuelles indépendantes, non concertées et
accumulées au cours des siècles. Une institution comme la propriété n’a pas
été construite ou inventée par quelques cerveaux, elle n’a pas été imposée
par un gouvernement, elle s’est lentement révélée comme une source de bienfaits
et a été codifiée au fil du temps.
Hayek, conservateur ou
libertarien ?
Hayek est aujourd'hui le
plus souvent décrit comme libertarien aux États-Unis mais il est aussi
revendiqué par les conservateurs traditionalistes comme l’une de leur
référence majeure. Comment expliquer ce paradoxe ? Hayek défend un
gouvernement limité et un libéralisme classique qui puise son inspiration
directement dans la tradition anglaise, de Locke à Mill en passant par Hume
et Smith. En 1960, dans un essai intitulé « Pourquoi je ne suis pas
conservateur », il s’explique : « Pour le libéral [classique],
ni la morale, ni les idéaux religieux ne sont objets propres de
coercition. » Et il ajoute « L'idée que les croyances
morales concernant les questions de conduite qui n’interférent pas
directement avec la sphère protégée d'autrui ne justifient pas la coercition
(…) est la caractéristique la plus remarquable du libéralisme classique qui
le distingue tout autant du conservatisme que du socialisme. » (La
Constitution de la Liberté)
Hayek a clairement rejeté
le label politique « conservateur » mais certainement pas le sens
philosophique que ce concept peut avoir. En effet, sa théorie de l'évolution
culturelle est une défense de la tradition, plutôt qu'une attaque contre elle.
Selon Hayek, les valeurs morales et culturelles des institutions
fondamentales qui ont survécu à travers les siècles et, pour la simple raison
qu'elles ont survécu, remplissent très probablement une fonction sociale
importante. Les modifications apportées à ces institutions ne sont pas
absolument exclues, mais elles doivent toujours être effectuées avec
prudence, à titre provisoire et de manière parcellaire.
Hayek a appliqué cette
défense de la tradition, non seulement aux institutions de la propriété
privée et des contrats qui sous-tendent la société de marché, mais aussi à la
famille et à la religion. Comme Edmund Burke, Hayek considère que certaines
institutions pré-modernes telles que la famille et la religion constituent un
rempart contre la puissance de l'État sur l'individu. Sans éducation morale,
l'individu ne peut pas développer la force et l'autonomie suffisantes pour
résister à l'attrait de la dépendance de l'État.
La cible de Hayek dans ce
fameux essai est donc essentiellement le conservatisme étatique de la
tradition européenne et non le conservatisme whig de la tradition
anglo-américaine, axé sur la défense des libertés. Hayek s’est lui-même
décrit à la fin de sa vie comme un « Whig burkéen », revendiquant
ainsi l’héritage du père du conservatisme moderne.
|
|