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Que se passe-t-il donc dans le monde pendant ce temps-là ? Les banques
centrales adoptent en série des mesures d’assouplissement quantitatif –
baisse de leurs taux ou achats d’actifs – et cela a touché dernièrement aussi
bien la Corée du Sud que le Danemark, le Canada que l’Australie, en attendant
parait-il la Nouvelle-Zélande et l’Inde. La Banque d’Angleterre évoque la
possibilité de faire passer son taux directeur sous le seuil de 0,5 %, et la
Riksbank (la banque centrale suédoise) a même annoncé une grande première en
adoptant un taux directeur négatif.
Dans ces conditions, il n’est plus question de se contenter de suivre le
train-train, si l’on peut dire, des réunions de la Fed, de la Banque du
Japon, d’Angleterre et même de la BCE… Nous sommes désormais de plain-pied
dans un monde où les mesures – conventionnelles ou non – des banques
centrales, de plus en plus sollicitées, atteignent leurs limites. Les raisons
invoquées à l’appui de leurs décisions ne sont pas toutes les mêmes, mais
leurs effets convergent, relançant la guerre des monnaies et la course à la
dépréciation. Par rapport au dollar américain et en six mois l’euro a perdu
15 %, le dollar australien 16 % et le dollar canadien 13 %.
La nouveauté est que les mesures d’assouplissement des banques centrales
n’ont plus pour unique objectif de favoriser les exportations et la
croissance en favorisant ces dépréciations, mais qu’elles visent également à
repousser la pression déflationniste qui se propage dans le monde entier.
Cette poussée incite la Fed à « faire preuve de patience » et ne
pas augmenter son taux directeur comme attendu, car le couple appréciation du
dollar et chute du prix du pétrole contribue aux pressions déflationnistes
enregistrées aux États-Unis. La Fed doit faire un choix difficile entre les
combattre, en ne montant pas les taux, et commencer à resserrer sa politique
monétaire en raison des risques grandissants que sa poursuite impliquerait.
D’après Eurostat, les mêmes pressions s’approfondissent de mois en mois dans
la zone euro, la Banque d’Angleterre craignant pour sa part l’entrée du
Royaume-Uni dans la déflation.
Mais ces mesures destinées à prévenir la déflation ont comme conséquence
d’accentuer la vulnérabilité des banques centrales au risque de change. Ce
qui a obligé il y a quelques semaines la Banque centrale suisse à se résoudre
à accepter une appréciation du franc suisse qu’elle combattait, l’euro dont
elle disposait d’importantes réserves allant continuer de se déprécier en
raison du programme massif d’achat de titres de la BCE qui s’engage. Certes,
un tel danger ne concerne pas les grandes banques centrales, mais ce n’est
pas le cas des autres, qui sont déjà bousculées. Maillon fragile, celle du Japon
fait toutefois exception. La taille de son bilan est colossale et 40 % des
recettes fiscales du pays sont par ailleurs consacrées à payer les seuls
intérêts de sa dette…
Les effets néfastes de ces nouvelles mesures ne s’arrêtent pas là. Prenant
le relais du FMI et de la Fed, le vice-président de la BCE Vitor Constancio
vient de s’apercevoir que la taille du shadow banking a plus que
doublé durant la dernière décennie, c’est-à-dire depuis que la crise a
commencé. Et qu’il est hors de portée des règles de la régulation financière.
Ce qui ne va pas empêcher la BCE d’y apporter sa contribution afin de tenter
de lutter contre la déflation, à l’origine avec son nouveau programme
qualifié parfois de tsunami financier… On se disait bien qu’il y avait
des liens de parenté entre la crise financière et la catastrophe de Fukushima
!
Enfin, les fonds de pension, les fonds monétaires et les compagnies
d’assurance subissent à la longue les conséquences de ces taux bas qui
atteignent tout le marché obligataire. Tous peinent à trouver les rendements
nécessaires à leur équilibre financier, ce qui les conduit à les rechercher
ailleurs en dépit d’obstacles réglementaires qu’ils tentent d’assouplir.
Facteur aggravant, les taux obligataires continuent de baisser, et pour les
maturités courtes deviennent de plus en plus négatifs.
Les dysfonctionnements ne s’arrêtent pas en si mauvais chemin. Sous
l’effet de la contagion, les grandes entreprises commencent à bénéficier d’un
taux négatif lors de leurs émissions obligataires : ce sont les investisseurs
qui payent un intérêt, accréditant l’idée que le monde ne tourne plus rond !
C’est déjà le cas de Nestlé, tandis que d’autres grands groupes comme Air
liquide, BASF, Novartis, Sanofi et Shell enregistrent déjà des taux proches
de zéro. Donnant toute l’étendue du problème, plus de trois mille milliards
de dollars de titres de dette à court terme avec des taux négatifs ont été
négociés en Europe et au Japon le mois dernier, selon la banque d’affaires
américaine JP Morgan.
Tout le fonctionnement du système financier va en être altéré, mais l’on
ne sait même pas trop comment en raison de sa complexité : les territoires
inconnus – pour reprendre l’expression consacrée – sont par définition
inexplorés. Chose certaine, il ne va plus y avoir de repères permettant de
distinguer ce qui est risqué de ce qui ne l’est pas… C’était déjà largement
le cas et il était affecté de l’ignorer, cela ne va pas s’arranger.
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