Les
précédents billets (1,
2,
3)
sur l’évasion fiscale ont mis en évidence le fait
qu’elle n’est pas la cause des déficits publics mais tout
au plus leur symptôme. La remise en cause de cette relation causale
nous permet maintenant de réinterpréter la question de la
responsabilité des dettes publiques. Est-il légitime
d’augmenter les impôts pour payer les dettes publiques ? La
nouvelle stratégie budgétaire mise en place par le gouvernement
français pour l’année prochaine, consistant à
augmenter les impôts et à supprimer différents avantages
fiscaux, semble répondre à la question précédente
par l’affirmative.
Cette stratégie
budgétaire n’est pas isolée. Elle est en phase avec la
pression accrue des créditeurs sur les États endettés
pour trouver des solutions concernant le remboursement des dettes
qu’ils ont contractées. Puisque les impôts
représentent une des principales sources de revenus pour les
États (mis à part la création monétaire et
l’endettement), il semble naturel de les voir activer ce levier. Le
raisonnement qui appuie l’augmentation des impôts pour payer les
dettes est clair: les crédits contractés par les États
doivent être remboursés. Malgré sa simplicité
séduisante, ce raisonnement nécessite un regard plus attentif.
Pour commencer, il convient
d’observer que la responsabilité a une fonction sociale
fondamentale car elle est intrinsèquement liée aux
échanges. En l’absence de responsabilité, il serait
impossible de parler d’échanges ou plus
généralement de coopération. Il serait beaucoup plus compliqué
d’interagir avec des personnes qui n’assument pas la responsabilité
de leurs actions. Si un débiteur n’assumait pas la
responsabilité de rembourser son crédit, cela
équivaudrait à un vol et minerait la confiance dans le
système des crédits.
La responsabilité
comporte en outre une caractéristique fondamentale : elle est
relative à une action effective (on ne peut pas parler de
« responsabilité en général »). Si
l’action est individuelle, alors la personne en question est
exclusivement responsable. Si l’action est collective, alors
l’ensemble des personnes sont responsables collectivement (en
proportion égale ou pas selon la part qu’elles prennent dans
l’action).
On peut désormais
saisir plus aisément l’ambigüité implicite dans le
raisonnement selon lequel les dettes publiques doivent être
remboursées par les contribuables. Ce raisonnement ne distingue pas la
responsabilité individuelle (assumée par les gouvernants qui
ont contracté les crédits en question) de la
responsabilité collective (assignée aux contribuables appelés
à rembourser les crédits). Il est fondamental de noter que les
deux catégories de personnes (ceux qui ont contracté les
crédits et ceux qui sont censés les rembourser) ne sont pas les
mêmes, et surtout que les responsabilités ne peuvent pas
être superposées sous prétexte qu’il s’agit
du même pays ou de la même communauté.
Pourquoi alors les citoyens
grecs devraient-ils être responsables des dettes contractées par
leurs gouvernements passés ? Imaginez que la
responsabilité individuelle d’un crime prouvé soit
transférée à d’autres personnes (susceptibles
d’avoir tiré un profit direct ou indirect du crime en question)
sous prétexte qu’ils sont voisins du criminel, qu’ils
parlent la même langue ou encore qu’ils ont le même
passeport que le criminel. Ne serait-il pas absurde de raisonner ainsi ?
Il serait incongru de
conclure que les citoyens des gouvernements tyranniques sont collectivement
responsables des crimes perpétrés par leurs
régimes. Cette conclusion ne change pas lorsqu’il
s’agit des crédits contractés par des personnes
élues démocratiquement. La catégorie des
électeurs et celle des contribuables ne se superposent pas
parfaitement.
Par conséquent,
même si les électeurs étaient vraiment responsables des
actions entreprises par leurs gouvernements, pourquoi cette
responsabilité devrait-elle s’étendre aux nouveaux venus
ou aux étrangers ? En outre, même dans le cas des
électeurs, la responsabilité n’est pas évidente.
Une des caractéristiques fondamentales des démocraties
représentatives est la relation non-contractuelle entre les
électeurs et les élus. Dans la mesure où les derniers ne
sont pas contractuellement responsables devant leurs électeurs,
pourquoi les électeurs devraient-ils être responsables à
la place de leurs élus ?
Le transfert de la
responsabilité de la dette contractée par les gouvernements aux
contribuables affaiblit la notion même de responsabilité, en
stimulant l’aléa moral des gouvernants. Si les gouvernants ne
sont pas responsables devant leurs élus, s’ils ne sont
même pas responsables devant leurs partenaires financiers, alors on
peut conclure qu’ils n’ont absolument aucune
responsabilité.
Somme toute, d’un
point de vue moral, en l’absence d’une relation contractuelle, il
est très compliqué de déterminer qui devrait payer les
dettes publiques. Une chose est néanmoins certaine : les citoyens
sont innocents.
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