A quoi servent
aujourd’hui les banques centrales ? Cette question renvoie à
d’immenses débats théoriques, comme à chaque fois
que l’on aborde les questions monétaires. Mais ce n’est
pas le biais choisi pour y répondre. Présentées comme clé
de voûte d’un système en fâcheuse posture, on en
vient à se demander si elles ne le sont pas également, et quel
rôle elles peuvent prétendre jouer dans les faits. Le mieux
étant alors de suivre leurs traces à la faveur des derniers
rebondissements de l’actualité de la crise.
L’attention est
d’abord sollicitée par la 6 éme
conférence des banques centrales, organisée par la BCE à
Francfort. A cette occasion, Jean-Claude Trichet a rappelé que le
relèvement du principal taux directeur de la BCE et
l’arrêt des mesures non conventionnelles (robinet à
liquidités et achats obligataires) étaient deux mesures
indépendantes l’une de l’autre, voulant mettre en valeur
un changement de politique de la BCE. Une manière d’amuser le
parterre, car rien n’est sérieusement envisageable dans les deux
domaines.
Pour toute audace,
Jürgen Stark, l’économiste en chef de la BCE, avait
confirmé cette semaine qu’on envisageait pour
l’année prochaine la fermeture progressive du robinet à
liquidités ouvert pour les banques. Mais la crise irlandaise a mis en
évidence qu’un obstacle de taille subsiste, les banques de pays
de la zone des tempêtes étant devenues totalement
dépendantes de cette facilité, qui ne peut leur être
retirée sans solution de remplacement.
Ce qui explique la virulence
des pressions exercées par la BCE afin que le gouvernement irlandais
prenne son relais. Essayant de se désengager, elle n’est pas au
bout de ses peines, après avoir déjà du manger son
chapeau en se décidant à intervenir sur le marché
obligataire. Car les pays de la zone euro ne sont pas prêts à
prendre sa succession.
C’est pourquoi, se
voulant solennel, Jean-Claude Trichet a déclaré à
l’occasion de la conférence : « Nous avons
appelé ces jours derniers et appelons encore à un changement
conséquent dans la gouvernance [de l’Union européenne et
de la zone euro] ». Semaine après semaine, il
martèle un même discours en faveur du renforcement de la
discipline budgétaire et de la réalisation d’un
« bond en avant ». Qui devrait selon lui se
concrétiser par « une très forte
conditionnalité, pour éviter qu’un mécanisme
d’aide permanent n’incite à des politiques fiscales
laxistes », ainsi que par la mise sur pied de sanctions
automatiques en cas de non-respect des règles de déficit et
d’endettement en zone euro.
Faisant contraste,
Dominique Strauss-Kahn, s’exprimant en sa qualité de directeur
général du FMI, tenait un tout autre langage en appelant
l’Union européenne à adopter « une
stratégie de croissance commune » pour « rompre
les chaînes de sa faible croissance ». On croirait entendre
un programme électoral.
En dépit des
controverses qui sont apparues publiquement en son sein, de manière
tout à fait inédite, la BCE pèse de tout son poids dans
un domaine qui n’est pas formellement de son ressort. Se
considérant sans doute fondée à agir ainsi en raison de
la faiblesse de la « gouvernance européenne »
qu’elle déplore, n’ayant pas à pourchasser une
inflation inexistante dans un contexte de déclin de la croissance,
elle précipite celui-ci en édictant un stricte cadre
budgétaire aux « autorités fiscales »
– c’est à dire aux Etats – s’arrogeant en
toute indépendance une mission qui n’est pas la sienne.
Pour autant, elle ne
parvient pas à sortir du rôle qu’elle a dû assumer
par défaut. Après avoir dû faire face au blocage du
marché interbancaire, puis soutenir les banques les plus faibles, elle
tente également de limiter les embardées sur le marché
de la dette souveraine. Afin de protéger – également
à titre provisoire, dit-elle – les Etats en déroute ou
menacés de le devenir, et au travers eux la zone euro.
A ce jeu-là, elle
est devenue non seulement le prêteur, mais aussi l’investisseur
de dernier ressort. Ne pouvant éviter le risque que le provisoire
s’installe et dure, changeant au passage dans la pratique le contenu de
sa mission. Dans la logique non seulement de l’implosion du
système, dont elle était la gardienne du temple, mais
également de l’effondrement du socle théorique sur lequel
elle reposait. La véhémence de son président a-t-elle
une autre explication que sa vaine tentative d’y mettre un terme au
plus vite ?
En réalité,
la BCE est enlisée dans la crise. Elle est devenue le sauveur en
dernier ressort d’un système qui ne retrouve toujours pas son
souffle et ses marques. En ce sens, elle n’est qu’un des
éléments d’une crise qu’elle prétend
dominer, un sort qu’elle partage avec la Fed.
Outre-Atlantique, un doute
profond existe à propos des résultats à attendre du QE
2, nom donné à la remise en marche par la Fed de la planche
à billets. Qu’est-ce qui a pu la décider à
s’y engager, non sans une longue réflexion préalable,
alors que dans ses propres rangs de nombreux désaccords se sont
manifestés, sans compter les réactions internationales
très négatives qui ont ensuite été
enregistrées et étaient prévisibles ? Rien, sinon
d’être seule à encore pouvoir agir.
Les milieux d’affaire
avaient anticipé la bonne aubaine, mais les calculs de la Fed ont
été bousculés ensuite par la crise européenne et
la découverte tardive de l’inflation chinoise, représentant
toutes deux des menaces supplémentaires pour l’économie
américaine. Wall Street en faisait les frais et si le dollar
continuait en général de baisser, il perdait par rapport
à l’euro, tandis que les taux obligataires américains ne
fléchissaient que très peu.
Venu présenter
à Francfort une défense et illustration de sa politique, Ben Bernanke, le président de la Fed, l’a quant
à lui décrite sans sourciller comme destinée à
« soutenir la reprise économique, promouvoir une croissance
plus rapide de l’emploi, et réduire les risques de
déflation ». Ajoutant pour son auditoire international que
« le meilleur moyen pour continuer à assurer la solidité
des bases économiques sur lesquelles repose la valeur du dollar, afin
de soutenir la reprise mondiale, passe par des mesures qui mèneront au
retour d’une croissance solide dans un environnement de prix stables
aux Etats-Unis ». Ce qui, en langage de banquier central, revient
à dire « ce qui est bon pour l’Amérique l’est
pour les autres ! ». La démonstration reste à
en faire.
La BCE et la Fed ne se
contentent pas de partager un statut de sauveur du système financier.
Toutes deux ont été amenées à soutenir les Etats,
chacune dans son contexte et avec les outils dont elle dispose, car les sorts
de tous sont liés. Une dernière similitude importante
s’impose entre elles : le gonflement impressionnant de la taille
de leur bilan, assorti d’interrogations sur la valeur des actifs qui y
ont contribué. Amenant des experts es-banques centrales
à s’aventurer en terre inconnue, afin de déterminer si
oui ou non une banque centrale peut faire faillite…
A la différence de
ce qui se passe en Europe, mais cela viendra immanquablement, un débat
est engagé aux Etats-Unis à propos du rôle de la Fed. Des
libertariens, qui sont opposés
jusqu’à son existence, aux républicains, une offensive
est engagée afin de le faire évoluer. Un sénateur
républicain éminent, le membre de la commission bancaire Robert
Corker, vient de faire savoir que la mention de la
lutte contre le chômage devrait être supprimée de la
description des missions de la Fed, afin qu’elle se concentre sur le
maintien d’une faible inflation. Mike Pence, un républicain
membre de la Chambre des représentants, a dans la foulée
déposé une proposition de loi pour retirer à la Fed
cette mission, qui lui avait été attribuée en 1977.
Comme si cela ne suffisait
pas, deux sénateurs et autant de représentants
républicains aussi importants ont rendu public une lettre
adressée à Ben Bernanke.
« Nous écrivons pour exprimer nos profondes
inquiétudes après l’annonce récente d’achats
supplémentaires par la Réserve fédérale
d’obligations émises par le Trésor des
Etats-Unis » expliquent-ils, car selon eux « une telle
mesure présente des incertitudes considérables quant à
la solidité future du dollar et pourrait à la fois aboutir
à une inflation difficile à contrôler, et potentiellement
engendrer des bulles spéculatives pouvant provoquer de nouvelles
perturbations économiques ». Les honorables parlementaires
assurant par ailleurs pleinement respecter l’indépendance de la
Fed et n’avoir bien entendu aucune intention d’exercer une
quelconque pression sur elle.
L’interprétation
de ces démarches ne fait pas mystère : opposés
à toute nouvelle dépense budgétaire, les
républicains s’attendent à voir le chômage
s’installer à demeure et veulent que la Fed
l’entérine symboliquement. Ils viennent d’ailleurs
d’empêcher au Congrès le prolongement des allocations
chômage pour ceux qui arrivaient en fin de droit. Et quand ils évoquent
le danger d’inflation, ils craignent plus de futurs revers de fortune
pour Wall Street que la hausse du panier de la ménagère.
Les banques centrales ne
sont plus ce qu’elles étaient. Sur le marché
monétaire, elles regardent passer les trains. Sur celui des
obligations, elles ne font plus la pluie et le beau temps. Calibrées
pour un monde financier qui s’est depuis hypertrophié, elles
sont également dépassées, leurs instruments
monétaires conventionnels ne répondant plus. Gérant tant
bien que mal les conséquences de l’implosion financière
avec les mesures non-conventionnelles, elles s’efforcent de
stabiliser la situation mais ne sont porteuses d’aucun recours.
La Fed tente
néanmoins encore sa chance, tandis que la BCE cherche à se replier
sur des positions préparées d’avance. Dans les deux cas,
c’est moins l’expression d’une politique qu’un aveu
déguisé d’impuissance.
Billet
invité : François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article
presslib’ » est libre de reproduction
en tout ou en partie à condition que le présent alinéa
soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est
un « journaliste presslib’ » qui
vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra
continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que
vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières
années dans le milieu bancaire américain en tant que
spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
|