Avant-propos: L’affaire Kerviel met en lumière les déviances du
système financier actuel. Les explications de S Robert, ancien trader nous
invite à ne jamais oublier que toutes les pertes et crises des banques ont
enrichi systématiquement d’autant des entités plus ou moins anonymes. Ces
gouffres financiers, garantis par l’argent public et des déposants (dont les
capitaux des retraites), sont les composants principaux des dettes
publiques.
Dans un marché financier à sommes nulles, les pertes des uns
enrichissent forcément quelqu’un. L’affaire Kerviel est une toute petite
partie mais illustrative de l’immense iceberg qui fracasse les finances des
Etats et des peuples.
La loi too big to fail, votée par tous les pays dits riches est un
exemple de loi inique illégitime. LHK
Je suis un ancien Négociateur Pour Compte Propre sur les marchés dérivés
parisiens. Ce métier consistait à apporter de la liquidité sur les marchés à
terme. J’ai négocié des millions de contrats sur les dérivés d’indices
principalement le CAC, mais aussi le DAX et Eurostoxx et je connais donc
parfaitement le fonctionnement des marchés sur lesquels intervenaient Jérôme
Kerviel (JK).
De nouveaux éléments ont ramené ces derniers temps le dossier Kerviel sur
le devant de la scène médiatique. Dès les premiers instants de
l’affaire et comme beaucoup d’observateurs, je n’ai pas cru à la thèse
officielle du petit génie informatique malhonnête et isolé, ayant agi à
l’insu de sa hiérarchie.
C’est pourquoi je souhaite en profiter pour vous faire part de
plusieurs coïncidences pour le moins interpellantes survenues à
l’époque dans le cadre de cette affaire. J’en retiendrai 3:
- Le moment de la découverte
- Le jour de la vente
- L’attitude de la bourse germano-suisse Eurex
C’est l’enchaînement de ces 3 évènements qui va être dramatique pour la
Société Générale mais qui fera le bonheur d’autres acteurs dans un marché à
somme nulle.
Le moment de la découverte
Le PDG de la SG aurait été informé de la position, le vendredi 18 janvier
au soir, après la clôture des bourses. Il n’avait donc effectivement d’autre
choix que d’ordonner le débouclage aussi vite que possible, soit à compter du
lundi 21 janvier.
La date du 18 janvier fait apparaitre 3 premières coïncidences :
En premier lieu, il s’agit du jour précis où, tenant compte du gain
réalisé par JK en 2007 et caché dans les comptes de la SG au 31 décembre, la
position de Kerviel est devenue globalement perdante.
J’ai effectué des calculs sur la construction de la position ouverte (PO)
construite par JK entre le 2 et le 18 janvier 2008. Ceux-ci sont basiques et
prennent pour hypothèse que JK a construit sa position de manière régulière
sur cette période à un cours basé pour chaque journée sur la moyenne entre
les cours d’ouverture, plus haut, plus bas et de clôture.
Ces calculs apparaissent néanmoins d’une grande justesse puisqu’ils
corroborent précisément :
- Ceux de la Commission bancaire pour qui la perte était de
2.7 milliards d’euros lors de sa découverte le 18 janvier 2008 au soir.
- Les affirmations de Jérôme Kerviel selon lesquelles le
18 janvier en cours de séance, son gain caché dans les comptes le 31
décembre 2007 couvrait encore le montant de sa perte latente.
En second lieu, c’est le 18 janvier 2008 que Robert Adyson Day,
administrateur et actionnaire de longue date de la SG mais aussi ses enfants,
ont terminé de vendre pour 125 millions d’actions SG qu’ils détenaient à
titre personnel ou via des fondations. Il apparait donc que concomitamment à
la construction de la PO de JK, Robert Day se désengageait de la SG et que le
jour même de la découverte de cette PO, il terminait ses ventes, par
chance juste avant que l’action ne perde 30 % en quelques jours. Robert
Day sera soupçonné de délit d’initié puis blanchi. Mais on sait, notamment
depuis l’affaire EADS (dont il faut rappeler que l’enquête avait initialement
conclu à un délit d’initié massif avant de se rétracter) qu’il n’y a rien de
plus dur à prouver.
Le
28 janvier 2008, le JDD écrivait:
« L’Américain de 64 ans est administrateur de la Société Générale
depuis 2002, un an après le rachat de son entreprise de gestion d’actifs
(TCW) par la banque française. Trust Company of the West, fondée en 1971, lui
a conféré une grande fortune. Business week l’estime à 1,6 milliard de
dollars, et le classe par ailleurs 38e dans son classement des philanthropes
les plus généreux. Sa fondation est aussi impliquée dans la vente d’actions
Société Générale. En effet, le 9 janvier, l’homme d’affaires a vendu pour
85,74 millions d’euros de titres. Le lendemain, les Robert A. Day Fundation
et Kelly Day Fundation ont cédé 8,63 millions d’euros d’actions. Ils ont
ainsi vendu lorsque le cours dépassait 95 euros. Il est passé aujourd’hui
sous les 70 euros. (…)Ces cessions coïncident avec la chute de
l’action en bourse de 22% ».
Enfin,ce n’est que le 18 janvier 2008 qu’EUREX aurait décidé de prévenir
la SG puis y aurait renoncé le 21 en voyant que le « débouclage »
des positions débutait…Nous y reviendrons.
Le jour de la vente
On sait que le « débouclage » de la position a été
étalé sur quelques jours mais que l’essentiel a eu lieu entre le 21 et le 22
janvier 2008. Or le 21 ne pouvait pas tomber plus mal pour la SG puisqu’il
s’agissait du Martin Luther King Day. Ce jour est férié aux Etats-Unis et la
bourse y est fermée!
Or, qui dit jour férié aux Etats-Unis, dit moins de liquidité sur les
marchés mondiaux. Cela signifie concrètement dans le cas d’un vendeur et a
fortiori si sa position est importante, une difficulté à trouver une
contrepartie dans de bonnes conditions.
Pour résumer, si vous avez beaucoup à vendre un tel jour -c’est un
euphémisme dans le cas de la SG le 21 janvier 2008- vous devez en
réalité brader votre position.
Il y a 8 à 9 jours boursiers fériés par an aux Etats-Unis dont la moitié
sont communs avec les jours fériés européens. Les probabilités d’occurrence
du cas de figure dans lequel s’est retrouvé la SG avoisinait donc 1.5 %.
C’est un peu comme si votre piscine était vide 1.5 % du temps et qu’elle soit
vide le jour où vous devez sauter dedans avec un pistolet sur la tempe.
Vraiment pas de chance.
Pour résumer, si la SG avait voulu perdre le maximum d’argent, ou
si l’on avait voulu lui faire perdre le maximum d’argent, on aurait choisi ce
jour-là.
Il apparait par ailleurs que le 21 janvier 2008, la SG aurait vendu
massivement l’indice Nikkei à Tokyo. Je ne serais pas surpris que ceci soit
vrai et je me souviens avoir été surpris par les 4 % de baisse de l’indice
japonais en clôture ce jour-là. L’information dont elle disposait a
certainement permis à la SG de vendre le Japon dans de bonnes conditions et
d’y réaliser un gain mais cela a en revanche creusé la perte de la position
dite « Kerviel ». En effet, se trouvant déjà dans une situation moins liquide
que d’habitude, les marchés européens ont ouvert en gap baissier sous
l’influence de la clôture japonaise.
Le lendemain de ce bradage massif, soit le 22 janvier 2008, avant la
reprise des cotations aux Etats-Unis et donc en début d’après-midi en Europe,
la FED a procédé à la plus forte baisse, « one shot »,
des taux de son histoire, soit 75 points de base . Cette baisse surprise,
hors meeting régulier, avait clairement pour préoccupation la tourmente sur
les marchés et avait vocation à déclencher un électrochoc. Elle a atteint son
but, le DAX finissait 5.4 % au-dessus de ses plus bas de la séance le 22
janvier et les marchés se stabilisaient durant près d’un mois. A ce
moment-là, la SG avait déjà soldé l’essentiel de sa position et ce rebond a
donc surtout bénéficié à ceux qui avaient acheté en face d’elle…
L’attitude de la bourse Germano-suisse EUREX.
La vitesse et l’ampleur de la perte subie par la SG est en premier lieu la
conséquence du niveau d’engagement construit par JK. Mais il apparait
que les contrôles d’EUREX ont été tout aussi défaillants que ceux de la SG ce
qui ne peut que laisser perplexe quand on sait qu’une chambre de compensation
joue aussi le rôle de compagnie d’assurance et se porte garante de la bonne
fin des opérations.
En d’autres termes le risque supporté par la SG l’était en dernier
ressort par EUREX.
Pour mémoire EUREX se serait rendu compte dès avril 2007 que des transactions
anormales par leur taille provenaient toujours du même poste à la SG.
Le 19 octobre 2007, JK négocie 6000 contrats correspondant à un engagement
de 1 milliard d’euros. EUREX s’en émeut auprès de la SG par un courrier en
date du 7 novembre adressé au service déontologie puis par une relance écrite
en date du 26 novembre 2007.
Or l’on sait que :
– le 31 décembre 2007, JK n’a plus de position
– le 18 janvier 2008 il a une position de 50 milliards
JK aurait donc disposé de 12 séances pour construire sa position.
Comment se fait-il qu’EUREX ait pu s’alarmer d’un achat de 1
milliard en 1 journée à l’automne 2007 puis soit restée muette pour des
achats quotidiens de 4 milliards durant 12 bourses consécutives en janvier
2008 ?
On apprend du jugement rendu en 1ère instance dans cette affaire que le 18
janvier EUREX s’apprêtait à envoyer un courrier à la SG… Ces velléités
apparaissent risibles et pour le moins inappropriées eu égard à ce qui suit :
Il apparait en effet des données communiquées par Bloomberg que la
construction de la PO attribuée à JK a réprésenté respectivement 203 % et 133
% de l’augmentation de la PO sur les contrats DAX et Eurostoxx 50 entre le 2
et le 18 janvier 2008.
Pire encore, le 18 janvier 2008 au soir, la position construite par JK
représentait :
- 30 % de la PO totale sur le contrat Dow Jones Eurostoxx
50
- 42.8 % de la PO totale sur le contrat DAX
En d’autres termes, le 18 janvier 2008 au soir, la SG avait près
d’ 1 vendeur sur 2 face à elle sur le DAX et près d’1 vendeur sur 3 sur
l’Eurostoxx 50, 2 des plus importants contrats dérivés d’indice au monde.
C’est certainement du jamais vu sur un marché réglementé.
Quant au risque supporté en premier lieu par la chambre de
compensation d’EUREX, il avait atteint un niveau systémique bien avant le 18
janvier 2008 ce qui ne peut qu’interroger sur sa passivité.
C’est ainsi que dès le 11 janvier, toujours dans l’hypothèse très
probable où JK a construit sa position de manière régulière, sa PO
représentait déjà 16 % de la PO globale sur l’EUROSTOXX 50 et plus de 23 %
sur le DAX. Il y avait donc urgence à agir bien avant le 18 janvier.
Comme je l’avais expliqué en son temps au commandant Leroy (1) lors de sa
contre-enquête, la communication sur cette affaire a empêché de se poser les
bonnes questions. C’est ainsi que le montant de la perte a fasciné
alors que la vitesse de sa survenance aurait dû intéresser davantage.
Madoff a ainsi fait perdre 50 milliards à ses clients en 50 ans quand la SG a
perdu 6.3 milliards en quelques séances de bourse.
La perte de la SG est ainsi très probablement la plus importante
de l’histoire de la finance en termes d’ampleur sur vitesse de
matérialisation.
La conclusion de ces quelques observations est simple. La SG
a vendu de la pire manière et au pire moment dans un trou de marché.
Ceci à tel point que cela donne à sa perte, survenue sur des marchés à somme
nulle, l’aspect d’une opération de compte à compte géante…
Si on a beaucoup parlé de LA perte, on a omis de préciser que JK
intervenait sur des marchés à somme nulle et que les pertes de la SG ont fait
les profits d’autres intervenants.
Or si l’on connait tous le perdant, seule EUREX, la bourse Germano-suisse,
connait les gagnants dont il est permis de penser -compte tenu du timing et
de l’enchaînement parfait des événements- qu’ils sont très peu nombreux.
Sébastien Robert, ancien trader à la bourse de Paris
(1) Le commandant de Police Nathalie Leroy a été chargé des investigations
menées par la Brigade Financière de Paris et ayant conclu à la culpabilité
isolée de JK. Elle a rétroactivement estimé avoir été manipulée par la SG et
a mené une contre-enquête. Après avoir quitté la Brigade Financière début
2015, elle a déclaré au juge Roger le Loire ne plus croire à ses propres
conclusions d’enquête.
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