1. Le pouvoir des mots.
…
"[...] les mots ont d'autant plus de pouvoir qu'ils ne sont pas définis.
Ce qui est défini scientifiquement n'a pas de de pouvoir sur
l'opinion." (Guitton, 1979, p.31)
Telle était l'opinion de Henri Guitton sur les mots dont il fait
part dans son livre intitulé Imperfections en économie
(1979).
Cela ne doit pas cacher le recours croissant donné à telle ou telle
mathématique à quoi ont procédé des économistes depuis lors et dont la
majorité d'entre eux serait bien incapable de justifier leur choix
mathématique pour ne pas parler des mots qu'ils font intervenir.
2. Les théories mathématiques.
Reste que, de leur côté, des mathématiciens sont arrivés à considérer que,
pour démontrer un théorème, il n'était pas nécessaire ni même utile de savoir
ce qu'il voulait dire.
C'est ainsi que, David Hilbert (1862-1943), grand mathématicien, pouvait
soutenir que:
…
"[...] les axiomes devaient être tels que si on remplaçait les termes de
'points', 'droites', et 'plans' par 'bière', 'pieds de table' et 'chaises',
la théorie devait toujours tenir. [...]
Il ne fallait pas compter sur l'intuition pour combler les lacunes."
(O'Shea, 2007
, p.169)
Dans ces
conditions, on pourrait remplacer le géomètre par le "piano à
raisonner" imaginé par Stanley Jevons, l'économiste de la double
coïncidence des besoins..., avait souligné Henri Poincaré (1854-1912), autre
grand mathématicien, tout en le regrettant:
"Il y a
là une illusion décevante" (Poincaré, Science
et méthode, 1908, p.4)
Pour sa
part, Ivar Ekeland est convenu que :
"
certains événements prédits par le modèle mathématique ne se produiront pas
dans la réalité physique" (Ekeland, 1984, pp.52-53).
Ivar
Ekeland (1984) Le calcul, l'imprévu (Les figures du temps de Kepler à
Thom), Seuil, Paris.
Il a
souligné humoristiquement à cette occasion que
« les
mathématiques nous donnent une manière originale de réparer un pneu crevé :
il suffit d'attendre qu'il se regonfle spontanément » (ibid., p.54)
Autrement
dit, en mathématiques, le raisonnement est tout et non pas en économie
politique.
En
économie politique, c'est le sentiment (primant sur l'intérêt) qui est tout:
"On croit
généralement, et ce fut là l'erreur des économistes qu'on nomme 'libéraux',
que le raisonnement
a une grande influence pour déterminer les actions sociales des hommes.
Rien
n'est plus faux :
ce sont
les sentiments et les intérêts qui
déterminent principalement ces actions,
et pour
certaines d'entre elles, les sentiments priment les
intérêts."
Telle
était l'opinion de Vilfredo Pareto (1848-1923) sur la grande erreur de ses
"amis" libéraux, qu'il avait écrite dans un article intitulé
"Le raisonnement et l'évolution sociale", Journal de Genève,
16 mai 1903.
Dans un
article antérieur intitulé "Psychologie du socialisme", Zeitschrift
für Socialwissenschaft, III, 1900, p. 599-601, il avait insisté sur
le point complémentaire suivant:
"On a
beaucoup parlé de ce livre - Gustave Le Bon : Psychologie du socialisme,
Paris, Félix Alcan, vii-496 pages - et il mérite d'être lu.
L'auteur
est un adepte d'une certaine religion patriotique et anthropologique, il voit
dans les socialistes, des concurrents et il les combat vivement.
Son idée
fondamentale, c'est que :
'alors
que les religions, fondées sur des chimères, ont marqué leur indestructible
empreinte sur tous les éléments de civilisations et continuent à maintenir
l'immense majorité des hommes sous leurs lois,
les
systèmes philosophiques, bâtis sur des raisonnements, n'ont
joué qu'un rôle insignifiant dans la vie des peuples et n'ont eu qu'une
existence éphémère.
Ils ne
proposent en effet aux foules que des arguments,
alors
que l'âme humaine ne demande que des espérances.' (p. V).
[La
seconde partie]
C'est la
vérité, mais ce n'est qu'une partie de la vérité.
Pour
qu'une impulsion donnée aboutisse à un résultat utile, il faut deux choses :
1º que
les hommes cèdent à cette impulsion ;
2º
qu'elle soit en harmonie avec les lois de la nature,
qu'elle ne se heurte pas à des impossibilités objectives.
Portez
votre attention sur une seule de ces conditions et vous aurez une théorie qui
ne sera vraie qu'en partie.
Si vous
ne considérez que la première condition, vous donnerez une part
prépondérante, exclusive, au sentiment, car en effet seul le
sentiment entraîne les hommes.
Si vous
ne vous occupez que de la seconde condition, la science aura
le premier rang, car en effet c'est la science seule qui nous fait connaître
les lois de la nature.
Qu'ont à
faire le sentiment, la religion, avec les découvertes de la boussole, de la
navigation astronomique, des bateaux à vapeur, des chemins de fer, des
télégraphes, des armes de guerre modernes, etc.
M. Le
Bon voudrait-il soutenir que toutes ces découvertes n'ont pas
'marqué
leur empreinte sur tous les éléments de la civilisation' ?
Pour
entraîner des hommes au combat, il faut agir sur leurs sentiments, sur leur
religion,
mais
pour qu'ils gagnent la bataille, il ne faut pas les faire combattre avec des
flèches contre des canons à tir rapide, ni les mettre sous les ordres d'un
général qui ignore la stratégie et la tactique.
Le sentiment
et la raison ont chacun leur part, et aucune de ces deux parts ne peut être
négligée."
3.
La non transposition supposée possible.
Relisons
encore I. Ekeland :
… "Pour
ma part, je chéris l'aphorisme de Sussman :
'En
mathématiques, les noms sont arbitraires.
Libre à
chacun d'appeler un opérateur auto-adjoint un 'éléphant', et une
décomposition spectrale une 'trompe'.
On peut
alors démontrer un théorême suivant lequel 'tout éléphant a une trompe'.
Mais on
n'a pas le droit de laisser croire que ce résultat a quelque chose à voir
avec de gros animaux gris". (Ekeland, 1984, p.123).
Autrement
dit, en deçà des mathématiques, il y a des théories, mais au-delà, on ne sait
pas et on ne saurait savoir.
A la
différence des mathématiques, en économie politique, les noms ne sont pas
arbitraires, ils désignent des gens, des réalités qui pensent et non pas des
sujets à tel ou tel événement...
Comme y a
insisté Murray Rothbard (The Logic of Action, 1997):
…
"Le bien n'est pas défini par
-
ses propriétés technologiques mais par
-
son homogénéité aux exigences et aux souhaits des consommateurs".
"Good
is not defined by
-
its technological properties but by
-
its homogeneity in relation to the demands and wishes of the consumers"
(Rothbard, 1997, p. 302
Attention,
en conséquence, à l'erreur habituel qui consiste à transposer
directement un modèle mathématique de sciences physiques à l'économie
politique.
Non
seulement le raisonnement mathématique n'est pas tout, mais encore les mots y
sont essentiels et le raisonnement mathématique n'y est plus rien.
4.
Les sociologistes.
L'économie
politique a une méthode aux mains des deux maux qui la persécutent, on vient de
voir l'un, les mathématiciens, voyons le second, les sociologistes (voire les
historiens).
A
propos des sociologistes - devenus "sociologues" par la suite -,
Poincaré n'hésitait pas à écrire :
…
"Le Sociologiste
est plus embarrassé ;
les
éléments, qui pour lui sont les hommes, sont trop dissemblables, trop
variables, trop capricieux, trop complexes eux-mêmes en un mot ;
aussi,
l’histoire ne recommence pas ;
comment
alors choisir le fait intéressant qui est celui qui recommence;
la
méthode, c’est précisément le choix des faits, il faut donc se préoccuper
d’abord d’imaginer une méthode, et on en a imaginé beaucoup, parce qu’aucune
ne s’imposait ;
chaque
thèse de sociologie propose une méthode nouvelle
que d’ailleurs le nouveau docteur se garde bien d’appliquer, de sorte que la sociologie
est la science qui possède le plus de méthodes et le moins de
résultats." (Poincaré, Science et méthode,
1908)
Rien
n'a changé depuis lors.
5.
Les juristes.
Antérieurement,
l'économie politique n'avait été qu'aux seules mains des juristes (XVIIIème
siècle):
…
"C'est en 1615 que l'Économie politique a reçu pour la première fois le
nom sous lequel elle est aujourd'hui connue, dans un livre français, le Traicté de l'OEconomie Politique,
par Antoine de Montchrétien." (Gide, Principes
d’économie politique, 1931, p.15)
Le
point de départ qui lui était donné, était double:
-
d'un côté, les règles de droit et la législation, et leurs conséquences sur
les actions des gens, et
-
de l'autre, ce qui était dénommé "théorie de la valeur".
Et
elle l'est restée, au moins en France, longtemps dans les universités (cf. ce
texte de février 2016 ou celui-ci d'avril 2016).
6.
Opposition des approches.
Il
ressort des maux de la méthode de l'économie politique que les premiers
ignorent les actions de vous et moi, les seconds mettent l'accent sur des
comportements prétendus de populations imaginées et définies par leurs soins,
i.e. sans réalité, où chacun de nous est mis de côté (lois d'offre et de
demande).
Les
premiers se vautrent dans l'inégalité et la redistribution obligatoire à
l'initiative des hommes de l'état, les seconds jouent surtout avec des
modèles de fiscalité et de dépenses publiques à la discrétion des mêmes.
Exemplaire
des premières est le discours actuel, en France, des populistes sur le
"revenu universel", notion imaginée par certains qui ne précisent
pas, en particulier,"ce qui est parti "...
7.
Conséquence.
Résultat
de l'imbroglio,
-
soit les mots ne sont pas définis (comme, par exemple, les mots
"revenu", "parti", "croissance", etc.),
-
soit l'économie politique se voit dotée de mots nouveaux
essentiels, mis à la sauce française.