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La Banque centrale européenne
(1) a acheté le 21 décembre 2011 près de €500
milliards de titres pour trois ans, i.e. fin 2014 – cf. par exemple
cette nouvelle -.
Quand on sait qu’au 31 décembre 2010, le total de son bilan
s’élevait à :
€ 163,5 milliards
(cf. ce billet du 11 novembre 2011), ce
montant d’achat apparaît pour le moins
déraisonnable. Cette "politique monétaire" ne
peut que déchaîner l'expansion monétaire.
Certes, la situation hebdomadaire de l’"eurosystème"
au 16 décembre 2011 faisait apparaître un total de bilan de
près de :
€ 2500 milliards
(cf. la source).
Au 31 décembre 2010, le total "n'était que de" :
€ 2000 milliards
(cf. le billet du 11 novembre).
Tout cela ne situe guère dans le raisonnable… d'
une quantité de monnaie en croissance
"modérée" puisque l'augmentation est
déjà de l'ordre de 25%.
On attendra avec patience ce qu'en dira la Banque centrale européenne
dans son communiqué de presse attendu pour le 27 décembre
2011...
Plus généralement, si l’expérience de la monnaie
« euro » est sans précédent dans l’Histoire,
sa pièce maîtresse, à savoir la Banque centrale
européenne (B.C.E.), est une institution à la queue leu leu
bien connue d’autres homologues nationales.
Et il ne faudrait pas l'oublier.
Il y a cinquante ans, en 1962, Milton Friedman a d’ailleurs consacré
implicitement un article à cette queue leu leu.
Alors, la Communauté économique européenne – qui
ne comprenait que six pays membres – n’en était
qu’à l’instauration dans le "marché
commun" d’une « politique agricole commune », i.e.
à la mise en place de règles tarifaires et non tarifaires qui,
soit dit en passant, feront le malheur des agriculteurs français.
Parce qu’il fournit aux questions que soulève aujourd’hui
la B.C.E., banque centrale « indépendante » par statuts,
mais aussi qu’elle devrait poser, autant de réponses,
l’article vaut le temps de sa lecture.
On regrettera seulement que ses considérations sur la politique
monétaire présupposent qu'il en faudrait une.
Mais on aura l'occasion de voir que ce n'est pas vrai.
En voici des extraits.
Le texte a été publié à l’origine dans L.B.
Yeager (ed.), In Search of
a Monetary Constitution, Harvard University Press, Cambridge,
1962, et reproduit en 1968.
Ce qui est "[...]"
est de mon crû...
« La parabole de ce texte, pour paraphraser la formule fameuse de [Raymond] Poincaré,
est la suivante :
« La monnaie est une chose trop importante pour être
laissée entre les mains des banques centrales.»
Cette présentation suggère une question :
comment une
société libre devrait-elle s'organiser pour contrôler la
politique monétaire?
Le partisan d'une société libre — c'est-à-dire un
« libéral » au sens originel de ce terme mais
malheureusement pas au sens où on l'entend d'ordinaire dans notre pays
[les Etats-Unis
d’Amérique] — se méfie avant tout de la
concentration du pouvoir.
Il souhaite conserver à chaque individu le maximum de liberté
compatible avec celle des autres.
Il est convaincu que son objectif requiert la décentralisation du
pouvoir, et qu'il est nécessaire qu'on empêche sa concentration
entre les mains d'un seul homme ou d'un seul groupe.
Cette nécessité soulève un problème
particulièrement difficile dans le cas de la monnaie.
On s'entend généralement pour dire que le gouvernement doit
avoir une certaine part de responsabilité dans les questions
monétaires.
Dans l'ensemble, on reconnaît également que le contrôle
sur la monnaie fournit un instrument efficace pour diriger et orienter
l'économie.
Son pouvoir se trouve résumé dans la maxime
célèbre de Lénine, selon laquelle le moyen le plus
efficace de détruire une société consiste à
détruire sa monnaie.
La manière dont la mainmise sur la monnaie a été
utilisée pour soutirer sans difficulté des impôts
à l'ensemble d'une population, nous en fournit une illustration plus
prosaïque.
C'est vrai depuis des époques très reculées, depuis le
moment où les monarques ont commencé à rogner les
pièces de monnaie, jusqu'à aujourd'hui, où l'on a
recours à des techniques plus subtiles et plus raffinées,
telles que la planche à billets ou la falsification pure et simple de
la comptabilité.
[Le problème selon
Friedman]
Le problème consiste à se demander comment mettre sur pied des institutions
qui permettent au gouvernement d'exercer des responsabilités en
matière monétaire, tout en limitant l'étendue de ses
pouvoirs et en empêchant qu'il en soit fait usage davantage pour
affaiblir que pour renforcer les franchises d'une société libre.
Trois types de solutions ont été suggérés : la
première réside dans l'institution d'un bien comme
référence monétaire, à l'exclusion, en
théorie au moins, de toute intervention gouvernementale; la
[deuxième] consiste à charger une banque centrale « indépendante
» du contrôle de la monnaie; la troisième revient à
faire voter à chaque législative un ensemble de règles
strictes, limitant par avance la marge d'initiatives dont peuvent disposer
des autorités monétaires.
[…]
I. La solution d'une
banque centrale indépendante.
La [deuxième] solution, déjà mise en place, recueille un
grand nombre de suffrages: il s'agit de faire fonctionner une autorité
monétaire dite « indépendante» — une banque
centrale — destinée à contrôler la politique
monétaire et à empêcher qu'elle devienne le jeu des
manipulations politiques.
1.A. [Le point de vue politique.]
La prise de position marquée en faveur d'une banque centrale
indépendante repose sur l'adhésion, dans certains cas avec
beaucoup de réticences, à l'idée, déjà
évoquée à l'occasion de l'étalon produit, qu'une
régulation parfaitement automatique ne permet pas de parvenir à
un système monétaire à la fois stable et autonome par
rapport à toute manoeuvre irresponsable de
la part du gouvernement.
La formule d'une banque centrale indépendante rappelle qu'il est
essentiel d'éviter que la politique monétaire devienne une
amusette au jour le jour, à la merci de n'importe quel caprice des
autorités monétaires en exercice. C'est une solution
rationnelle si on la considère comme une sorte de constitution.
L'argument implicite des partisans d'une banque centrale indépendante
(autant que je sache, car leur point de vue n'a jamais été
exposé de manière explicite) consiste à dire que le
contrôle sur la monnaie constitue une des prérogatives
essentielles de l'État, comparable à l'exercice des pouvoirs
législatif, judiciaire ou administratif.
Munis de ces considérations, il est important de distinguer le
système lui-même des interventions au jour le jour qui
s'opèrent à l'intérieur de ce système. Dans notre
type de régime, cette distinction est établie entre les
règles constitutionnelles qui imposent une série de
prescriptions et d'interdits aux autorités législatives,
exécutives et judiciaires et les interventions particulières de
ces différentes autorités, à l'intérieur du cadre
des règles générales.
De la même façon, l'argument qui sous-tend le plaidoyer en
faveur de la Banque centrale indépendante consiste à dire que
le système monétaire a besoin d'une sorte de constitution, qui prévoit
certaines règles destinées à la fois à fonder et
à délimiter les pouvoirs de la Banque centrale, à fixer
les fonds qui lui sont alloués, etc.
Dans ces conditions, il est nécessaire que l'action de la Banque
centrale soit largement coordonnée avec celle des autorités
législatives, exécutives et judiciaires, afin que ce mandat
constitutionnel repose sur une pratique quotidienne.
A une époque récente, la crainte d'un élargissement du
contrôle étatique sur l'ensemble de l'activité
économique s'est souvent trouvée renforcée par des
propositions impliquant une expansion de la monnaie.
Les dirigeants des banques centrales ont généralement
été les champions de la « monnaie saine », tout au
moins verbalement, c'est-à-dire qu'ils se sont efforcés
d'attacher une grande importance à la stabilité du taux de
change, au maintien de la convertibilité de la monnaie nationale en
devises et en or, et à la lutte contre l'inflation.
Ils ont eu tendance pour cette raison à s'opposer à de
nombreuses propositions en faveur de l'élargissement de la
sphère gouvernementale.
Leur point de vue coïncide à cet égard avec celui des gens
— dont je fais partie — [moi,
Milton Friedman] qui considèrent qu'une
société libre exige que l'étendue des pouvoirs du
gouvernement soit limitée de manière très stricte, et
ceci explique pour beaucoup la faveur que l'idée d'une banque centrale
indépendante recueille auprès du groupe des «
libéraux » (au sens originel du terme).
I.B. [Le point de vue
pratique]
Sur un plan pratique, les dirigeants des banques centrales semblent mieux
armés pour restreindre la portée des manœuvres
irresponsables en matière monétaire, que ne le sont les
autorités législatives elles-mêmes.
I.C. [Le point de vue critique]
Si nous nous plaçons d'un point de vue critique, il nous faut tout
d'abord examiner ce que signifie l’ « indépendance »
d'une banque centrale.
[Définition]
On peut lui accorder un sens trivial, qui mettra sans doute tout le monde
d'accord sur son bien-fondé.
Dans n'importe quel type de bureaucratie, il est souhaitable de confier des
fonctions particulières à des organismes
spécialisés.
La direction des fonds peut être considérée comme un
organisme indépendant, à l'intérieur du
Département du Trésor.
En dehors des départements gouvernementaux habituels, il existe des
organisations administratives séparées, telles que le
Secrétariat du Budget.
Cette sorte d'indépendance existerait en matière de politique
monétaire si, à l'intérieur de la hiérarchie
administrative centrale, on mettait en place une organisation
séparée, chargée de la politique monétaire et
subordonnée au chef de l'exécutif, bien que disposant d'une
marge de latitude plus ou moins importante en ce qui concerne les
décisions de routine.
Pour ce qui nous occupe, ce me semble être une manière
d'accorder une signification bien élémentaire au terme d'
« indépendance », radicalement différente de celle
à laquelle se réfèrent les polémiques qui ont
trait à l'autonomie de la Banque centrale; elle ne met en question que
la meilleure organisation possible de la hiérarchie administrative.
Il serait plus significatif de dire que la Banque centrale devrait être
une branche indépendante du gouvernement, coordonnée avec les
autres branches, législatives, exécutives, ou judiciaires, et
dont l'action serait supervisée par le pouvoir judiciaire.
[La Banque d'Angleterre]
La concrétisation la plus poussée de cette forme d'autonomie,
c'est-à-dire celle qui se rapproche le plus de l'idéal des
partisans d'une banque centrale indépendante, a été
obtenue lorsqu'une organisation, à l'origine entièrement
privée et ne relevant pas le moins du monde des Pouvoirs publics, a
fait fonction de banque centrale.
Un exemple vient immédiatement à l'esprit, celui de la Banque
d'Angleterre, née d'un organisme strictement privé,
étranger aux Pouvoirs publics jusqu'à la Seconde Guerre
mondiale.
Si une telle organisation privée ne pouvait fonctionner comme
autorité monétaire centrale, en dehors des canaux politiques
ordinaires, pour parvenir à l'indépendance souhaitée il
faudrait créer une banque centrale dans un cadre constitutionnel,
susceptible de n'être modifié que par amendements
constitutionnels.
Ainsi, la Banque centrale ne serait pas soumise au contrôle direct de
l'Assemblée. C'est en ce sens que j'entendrai l’ «
indépendance » lorsque je discuterai par la suite des avantages
et des inconvénients d'une banque centrale autonome, sous l'angle de
l'efficacité du contrôle de la politique monétaire.
Je doute beaucoup que les États-Unis - - ou, dans le cas précis
n'importe quel pays - - aient jamais fait fonctionner une banque centrale
indépendante, au plein sens du terme.
[En cas de crise...]
Même lorsque les banques centrales étaient [supposées]
complètement indépendantes, elles ne l'étaient en fait
que dans la mesure où elles ne se trouvaient pas confrontées au
reste des Pouvoirs publics.
Dès qu'un conflit sérieux apparaissait (comme ce fut le cas par
exemple en temps de guerre) qui opposait les intérêts des
autorités budgétaires, désireuses de collecter des
fonds, et ceux des autorités monétaires, attachées
à maintenir la convertibilité en espèces, c'est presque
toujours la banque qui a cédé le pas, et non l'inverse. Il
apparaît donc que même les banques centrales jugées tout
à fait indépendantes ont été étroitement
subordonnées au pouvoir exécutif.
Mais, bien entendu, la question n'est pas réglée pour autant.
Il est rare que l'idéal soit parfaitement réalisé.
[Objections à
l’indépendance d’une banque centrale]
A supposer que nous puissions disposer d'une banque centrale
indépendante, entendue comme un organisme séparé,
établi conformément à la constitution, encore
faudrait-il savoir si elle serait souhaitable.
Les objections d'ordre politique sont sans doute plus nettes que les
objections d'ordre économique.
En démocratie, est-il vraiment tolérable de concentrer autant
de pouvoir entre les mains d'une organisation libre de toute directive et
exempte de tout contrôle politique réel?
Le « libéral » a tendance à accorder davantage de
confiance aux règles imposées par la loi plutôt
qu'à celles que se donnent les hommes.
Cette vision des choses est difficilement conciliable avec l'adoption d'une
banque centrale indépendante.
Il est vrai que, d'un autre côté, on ne peut se passer tout
à fait des règles que se donnent les hommes.
Aucune loi ne peut être suffisamment précise pour exclure les
problèmes d'interprétation ou tenir compte de manière
explicite de tous les cas possibles.
Mais il faut bien voir que cette marge de latitude qu'aucune loi ne peut
empêcher de laisser à la discrétion des hommes, n'est en
rien comparable avec l'étendue des pouvoirs accordés à
un petit nombre d'entre eux par les lois qui président au
fonctionnement des banques centrales.
[Les
Mémoires d'Emile
Moreau]
J'ai moi-même été tout à fait convaincu que
l'existence d'une banque centrale « indépendante » serait
intolérable sur le plan politique en lisant les Mémoires
d'Emile Moreau, gouverneur de la Banque de France de 1926 à 1928,
à l'époque où la France étrennait une nouvelle
parité du franc et revenait à l'or.
Sa nomination précédait de peu celle de Poincaré
à la charge de président du Conseil, après que le taux
de change du franc eut connu d'importantes fluctuations, qui avaient
entraîné de graves désordres intérieurs et de
sérieuses difficultés financières pour le gouvernement.
Les Mémoires de Moreau furent édités et publiés
par les soins de J. Rueff, une des personnalités les plus
écoutées lors de la dernière réforme
monétaire française1 (1958).
i. Emile MOREAU, Souvenirs d'un gouverneur de la Banque de France, Paris, Génin, 1954.
Ce livre est passionnant à bien des égards.
Le portrait que donne Moreau de ses contemporains, Montagu
Norman, gouverneur de la Banque d'Angleterre, et de Hjalmar
Schacht, gouverneur de la Banque d'Allemagne, nous intéresse tout
particulièrement.
Ce furent, avec F Américain Benjamin Strong,
les trois gouverneurs de banque centrale les plus marquants de
l'époque moderne. Moreau nous décrit la manière dont ils
concevaient leurs fonctions et leur rôle, en même temps que leurs
prises de position vis-à-vis des autres groupes.
L'impression que j'en ai gardée — bien qu'à aucun moment
Moreau n'ait énoncé de telles
conclusions en ces termes — est que Norman et Schacht
méprisaient à la fois les masses, la démocratie «
vulgaire », et les classes de la ploutocratie, pour eux tout aussi
vulgaires.
Ils se considéraient eux-mêmes comme régissant les
intérêts des deux groupes mais insensibles aux pressions que
pouvaient exercer chacun d'entre eux.
Du point de vue de Norman, si les principaux gouverneurs de banques centrales
voulaient seulement coopérer entre eux (et il pensait non seulement
à lui-même et à Schacht mais aussi à Moreau et
à Strong), ils pouvaient à eux seuls
rassembler assez de pouvoir pour diriger la destinée économique
du monde occidental vers des objectifs rationnels, au lieu de la livrer aux
errements de la démocratie parlementaire et du « laisser-faire
«capitaliste ».
Bien que présentée en termes
désintéressés, sous couvert de « faire le bien
» et d'éviter la méfiance et l'incertitude, nous sommes
là en présence d'une doctrine implicite nettement favorable
à la dictature et au totalitarisme 1.
1. J'ai été impressionné et je dois dire
épouvanté en entendant les mêmes sentences et les
mêmes argumentations répétées des centaines de
fois au cours des interminables discussions sur la réforme
monétaire internationale, qui se sont déroulées à
une cadence accélérée depuis ces quelques
dernières années.
On voit pourquoi Schacht fut par la suite l'un des principaux
précurseurs de la planification économique à grande
échelle et du modèle dirigiste qui s'est
développé en Allemagne.
La création par Schacht d'un contrôle direct et très
étendu sur les échanges extérieurs constitue l'une des
rares inventions économiques de l'époque moderne.
Jadis, lorsqu'on disait d'une monnaie qu'elle était devenue
inconvertible, on entendait par-là qu'elle n'était plus
convertible en or et en devises, à un taux fixé à
l'avance.
Autant que je sache, ce n'est qu'après 1934 que la
convertibilité a pris le sens que nous lui connaissons aujourd'hui,
à savoir qu'il est interdit pour un individu de convertir du papier
monnaie d'un pays en papier monnaie d'un autre pays, et cela quels que soient
les termes du contrat établi entre les échangistes 2.
2. Un autre des points les plus intéressants du livre de Moreau qui se
trouve un peu en marge de notre sujet est relatif à son récit
de la transformation des relations entre les banques centrales
française et anglaise.
Au point de départ, alors que la France se débattait dans les
plus graves difficultés pour tenter de rétablir sa monnaie
malade, Norman méprisait un peu la France et la considérait en
quelque sorte comme un jeune partenaire.
Un heureux hasard fit que la monnaie française se trouva
relevée à un niveau qui stimulait les entrées d'or, de
telle sorte que la France se mit à accumuler des réserves d'or
et de sterling au point qu'un jour Moreau put faire partir l'or anglais en
reprenant les fonds qu'il avait déposés à la Banque
d'Angleterre.
Le résultat qui s'ensuivit immédiatement fut le changement de
comportement de Norman qui abandonna son attitude de patron supérieur
et de partenaire paternel pour devenir un personnage suppliant à la
merci de Moreau.
Au-delà de la dimension humaine de l'affaire, ce récit rappelle
l'importance des effets d'une monnaie définie 5 % au-dessus ou
au-dessous de son pair.
Lorsque la Grande-Bretagne rétablit sa convertibilité or en
1925, elle donna à la livre une parité 5% ou 10 % trop
élevée par rapport à l'or, ce qui entraîna de facto
à la fin de 1926 et de jure au milieu de 1928 une surévaluation
du franc correspondante par rapport à l'or.
Cette différence explique le changement dans les relations de
domination entre les deux pays.
C'est le même scénario qui s'est déroulé avec les
mêmes acteurs de 1958 à 1968.
La France a dévalué en 1958 à un niveau susceptible de
stimuler ses entrées d'or, exactement comparable à celui de
1926 et l'Angleterre s'est trouvée acculée à la
dévaluation en novembre 1967 exactement comme en septembre 1931.
[Points de vue technique et
économique]
Tournons-nous maintenant vers les aspects techniques ou économiques de
la création d'une banque centrale indépendante.
On reconnaît dans l'ensemble que le fait d'accorder un pouvoir aussi
important aux dirigeants des banques centrales constitue une objection
politique de taille, mais certains ajoutent que pour des raisons techniques
ou économiques tout aussi fondamentales, il est nécessaire de
se résoudre à cette solution.
Tout dépend du degré de latitude que les règles de
fonctionnement de la Banque centrale accordent à ses dirigeants.
Jusqu'à présent, j'ai envisagé que la Banque centrale
devait être dotée d'un pouvoir autonome, comme c'est d'ailleurs
souvent le cas.
Bien entendu, la question de l'indépendance pourrait devenir une
affaire purement verbale si, dans la pratique, les pouvoirs constitutionnels
déterminaient les limites de son autorité de manière
très stricte et surveillaient très sévèrement les
politiques suivies.
Au XIXème siècle, alors qu'un large courant en faveur des
banques centrales se faisait jour, l'objectif clé de la Banque
centrale résidait dans le maintien de la stabilité des changes.
Les banques centrales avaient tendance à se développer dans des
pays qui définissaient directement leur monnaie par rapport à
un bien étalon.
Pour deux pays ayant le même étalon, cela signifiait un taux de
change fixe entre leurs monnaies respectives.
Par conséquent, si la banque voulait maintenir la
convertibilité de la monnaie en bien étalon, elle devait s'attacher
également au maintien des taux de change fixes.
La marge de manoeuvre de la Banque d'Angleterre,
par exemple, fut très limitée en raison de la
nécessité de maintenir l'étalon-or.
Dans le même ordre d'idées, lorsqu'en 1913 le
Fédéral Reserve System fut institué aux
États-Unis, ceux qui furent à l'origine de sa création
n'auraient jamais pensé qu'il allait avoir un rôle effectif plus
important par la suite.
Le Fédéral Reserve System fut mis en place alors que
l'étalon-or était à son apogée et au moment
où l'on était persuadé que le souci de maintenir la
parité entre les monnaies dominerait la politique du système,
et déterminerait par conséquent les variations de la masse
monétaire.
Aussi longtemps que le maintien des taux de change fixes constitua un
impératif pour la politique, le degré de latitude dont
disposait la Banque centrale fut très limité.
Elle pouvait faire preuve d'une certaine initiative en ce qui concerne les
fluctuations de caractère conjoncturel, mais au bout du compte, elle
restait tributaire de la balance des paiements.
La situation s'est radicalement transformée à cet égard
au cours des dernières [décennies].
Aux États-Unis, pour prendre le cas qui nous préoccupe le plus,
le Fédéral Reserve System avait à peine commencé
à fonctionner que les dispositions qui avaient été
prises lors de son établissement furent complètement remises en
cause.
Pendant la Première Guerre mondiale, la plupart des pays
abandonnèrent l'or.
Techniquement, les États-Unis en restèrent à
l'étalon-or, mais l'étalon qu'ils conservèrent
était très différent de celui qui avait cours
auparavant.
Après la guerre, bien que les autres pays aient de leur
côté rétabli une sorte d'étalon-or, l'or en
réalité ne joua jamais plus le rôle qui lui était
attribué auparavant.
Avant la Première Guerre, les États-Unis n'étaient qu'un
pion sur l'échiquier économique international, et leur
comportement était déterminé parla
nécessité de maintenir la stabilité extérieure;
depuis, notre pays détient une position dominante, et les autres pays
doivent s'y ajuster. Nous détenons une part très importante de
l'or mondial.
De nombreux pays ne sont jamais revenus à l'or, et ceux qui l'ont fait
ont adopté une forme d'étalon-or très abâtardie.
Ainsi, la politique ne fut-elle plus jamais dominée par les
interventions au jour le jour, au nom de l'étalon-or, comme
c'était le cas avant 1914.
Dans ces conditions, 1' « indépendance » de la Banque
centrale prenait tout son sens et n'était plus seulement une affaire
technique.
[Dispersion des responsabilités]
La Banque centrale conserve cependant un défaut : elle implique un
éparpillement des responsabilités.
Si nous considérons le système monétaire non plus sous
l'angle de l'organisation institutionnelle mais eu égard à ses
fonctions économiques, nous nous apercevons que la Banque centrale est
presque toujours la principale détentrice des pouvoirs
monétaires.
Avant que le Fédéral Reserve System soit créé,
ces pouvoirs revenaient surtout au Trésor. Il fonctionnait comme une
banque centrale, la plupart du temps avec une grande efficacité.
Plus récemment, de 1933 à 1941, le Fédéral
Reserve System s'est avéré presque complètement
inopérant.
C'est surtout le Trésor qui fut à l'origine des mesures qui ont
été prises à ce moment-là.
Il menait sur le marché libre des opérations financières
qui consistaient à acheter et à vendre des valeurs. Il faisait
et défaisait la monnaie par ses transactions sur l'or ou l'argent.
Le Fonds de stabilisation des changes fut créé et fournit au
Trésor un moyen de plus d'engager des opérations sur le
marché libre; en stérilisant puis déstérilisant
l'or, il spéculait sur la monnaie.
[En définitive, cas
actuel de la B.C.E.]
C'est pourquoi en pratique, même si l'on crée une banque
centrale prétendument indépendante et si on limite ses pouvoirs
à l'émission de monnaie (ex. les billets et les
dépôts du Fédéral Reserve System), il restera
toujours d'autres autorités publiques, en particulier les responsables
budgétaires qui perçoivent les impôts,
répartissent les fonds et aménagent le déficit
budgétaire, qui détiendront également dans une large
mesure le pouvoir monétaire.
Si l'on voulait disposer d'une autorité monétaire
indépendante sur le fond et pas seulement pour la forme, il faudrait
rassembler tous les pouvoirs, budgétaires ou autres, afin d'être
en mesure de régulariser la monnaie émise dans les banques
centrales par voie autoritaire.
Sur le plan de l'efficacité technique, cela peut être
souhaitable.
[Cas du système de
réserve fédéral des Etats-Unis d'Amérique]
En matière de gestion budgétaire, la répartition
actuelle des responsabilités est très peu pratique.
L'efficacité serait grandement accrue si le [système de réserve
fédéral des Etats-Unis d'Amérique]
s'occupait de tout ce qui a trait à l'emprunt et à la dette
publique et si le Trésor finançait un déficit
éventuel en obtenant des fonds du [système
de réserve fédéral des Etats-Unis d'Amérique]
ou en les lui reversant, dans le cas d'un excédent.
Mais, tandis que de tels arrangements seraient acceptables si le [système de réserve
fédéral des Etats-Unis d'Amérique] faisait
partie de la même hiérarchie administrative que le
Trésor, il est quasiment inconcevable qu'ils soient pratiqués
si la Banque centrale était tout à fait indépendante.
[Cas du capharnaüm actuel de la zone "euro"]
Jusqu'à maintenant, il est certain qu'aucun gouvernement n'a
souhaité accorder autant de pouvoir à une banque centrale,
même partiellement indépendante.
Mais dans la mesure où ces pouvoirs seraient séparés,
chaque groupe rejetterait les responsabilités sur l'autre et en
refusant d'en accepter sa part, contribuerait à leur dilution.
Ces temps derniers, j'ai parcouru un par un les rapports annuels du [système de réserve
fédéral des Etats-Unis d'Amérique] de 1913
jusqu'à aujourd'hui [1962]
et j'ai constaté avec amusement — juste récompense de ce
travail ingrat - que le pouvoir attribué par les autorités
à la politique monétaire suit un schéma cyclique.
Les années où tout va bien, les rapports mettent l'accent sur
le fait que la politique monétaire est une arme excessivement
puissante et que c'est grâce aux autorités monétaires,
qui ont su manier cet instrument délicat avec habileté, que le
cours des événements a pris un tour favorable.
D'un autre côté, les années de dépression, les
rapports soulignent que la politique monétaire n'est qu'un outil de la
politique économique, parmi d'autres, que son pouvoir est très
limité, et que ce n'est que grâce au maniement habile de cet
instrument sans grande efficacité que l'on a pu éviter le
désastre.
[Cela] illustre
bien l'effet de la dissémination des responsabilités, qui
permet à chacun d'accuser les autres, lorsque des difficultés
surgissent.
[Les facteurs personnels]
Le fait de livrer la direction de la politique monétaire à une
banque centrale indépendante, dotée d'une grande liberté
et de pouvoirs importants, présente un autre danger : dans ces
conditions, la politique devient terriblement tributaire des personnes.
En étudiant l'histoire de la politique monétaire
américaine, j'ai été frappé de voir combien les
facteurs personnels ont eu d'importance.
A la fin de la Première Guerre mondiale, le gouverneur du [système de réserve
fédéral des Etats-Unis d'Amérique]
était W. P. G. Harding.
Le gouverneur Harding fut, j'en suis sûr, un citoyen tout à fait
respectable et compétent, mais sa compréhension des affaires
monétaires était très limitée, pour ne pas dire
inexistante.
Presque tous ceux qui ont étudié cette période sont
d'accord pour dire que la grande erreur de la politique menée
après-guerre par le [système
de réserve fédéral des Etats-Unis d'Amérique]
fut d'avoir laissé la masse monétaire s'accroître
très rapidement en 1919, puis de l'avoir freinée brutalement en
1920.
Il est presque certain que cette politique est à l'origine à la
fois de la hausse et de la baisse des prix, très brutales, qui ont
suivi.
Il est amusant de lire dans les Mémoires
de Harding ses objections aux critiques qui ont été
portées par la suite à sa politique.
Il est convaincu que d'autres politiques auraient été
préférables pour l'ensemble de l'économie, mais insiste
sur le fait que le Trésor était désireux de fixer les
valeurs à un taux d'intérêt raisonnable, et attire
l'attention sur la loi alors en vigueur, qui autorisait le Trésor
à remplacer les dirigeants de la Banque centrale.
Cela me fait penser à ce que j'ai entendu dire par un autre membre du [conseil d'administration du
système de réserve fédéral des Etats-Unis
d'Amérique] ,
peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, alors que le programme
d'emprunt était remis en question : en guise de réponse aux
objections émises par mes collègues et moi-même, qui
estimions que le programme en question devait être abandonné, il
abonda dans notre sens et déclara :
« Mais, vous voulez donc que nous perdions notre emploi? »
On voit combien les questions de personnes sont importantes en cette
matière en comparant le comportement du gouverneur Harding avec celui
du gouverneur Moreau, en des circonstances autrement difficiles.
Théoriquement, Moreau ne jouissait d'aucune indépendance
vis-à-vis du pouvoir central.
Il avait été nommé par le président du Conseil et
pouvait être destitué par lui à n'importe quel moment.
Mais lorsque ce dernier demanda de fournir des fonds au Trésor en
ayant recours à des moyens qu'il jugeait inopportuns et malencontreux,
il refusa catégoriquement.
Naturellement, en fin de compte, Moreau ne fut pas déchargé de
ses fonctions, ne fit pas ce que le président du Conseil lui avait
demandé, et la stabilisation s'en porta d'autant mieux.
Je fais allusion à ces deux personnalités non pas pour encenser
Moreau ou pour blâmer Harding mais pour montrer que dans un
système de ce type, les règles sont vraiment celles que les
hommes veulent bien se donner et sont largement tributaires de la valeur des
individus.
[1929-33]
Un autre épisode de l'histoire des États-Unis qui illustre ce
point de façon très nette nous est fourni par les
événements qui se sont déroulés de 1929 à
1933.
La plus grave erreur du Fédéral Reserve System fut sans doute
d'avoir mal conduit les affaires monétaires à ce
moment-là.
Et la maladresse de cette politique, au même titre que celle de la
politique suivie après la Première Guerre mondiale, est
largement imputable à des questions de personnes.
Benjamin Strong, gouverneur de la Banque centrale
de New York depuis sa création, fut la figure dominante du
Fédéral Reserve System jusqu'à sa mort en 1928, à
un âge relativement peu avancé.
Après sa mort, le pouvoir se déplaça à
l'intérieur du système de New York à Washington. Il se
trouvait que les gens de Washington étaient à ce moment-là assez médiocres.
De plus, ils avaient toujours joué un rôle secondaire,
n'étaient pas familiarisés avec le monde financier, et n'avaient
pas derrière eux la longue expérience d'une confrontation avec
les problèmes quotidiens.
En outre, la présidence changea de mains juste
avant que s'opère ce transfert de pouvoir et à nouveau au
milieu de 1931.
Par conséquent, au moment où se posèrent des
problèmes à régler d'urgence, en 1929, 1930, et 1931
(particulièrement à la fin de 1930), et où la Banque de
New York s'inscrivit sur la liste des banques victimes de faillites
spectaculaires, le [système
de réserve fédéral des Etats-Unis d'Amérique]
réagit de manière timorée et passive.
Il est peu douteux que Strong aurait réagi
très différemment.
S'il avait encore été gouverneur, on aurait sûrement
réussi à empêcher la propagation des faillites bancaires
et la déflation draconienne qui s'en est suivie.
Une situation semblable apparaît à l'heure actuelle.
Pour préjuger l'action du [système
de réserve fédéral des Etats-Unis d'Amérique] , il
importe avant tout de savoir si ses membres comptent un certain nombre de
personnalités intellectuelles, et qui sont ces personnalités;
son action ne dépend pas seulement de ses dirigeants officiels, mais
aussi, entre autres, de la qualité et de l'influence de ses
conseillers économiques.
Jusqu'à présent, j'ai relevé ce que je considère
comme les deux défauts techniques principaux d'une banque centrale
indépendante, du point de vue économique :
d'une part, la dispersion des responsabilités, qui favorise le rejet
des responsabilités en période d'incertitude et de
difficultés et, d'autre part, l'importance des questions de personnes,
qui accroît l'instabilité provoquée par les changements
de dirigeants du système et par les différences de
personnalité de ces dirigeants.
["Monnaie et
crédit ou finance font deux".]
Le troisième défaut technique réside dans le fait qu'une
banque centrale indépendante aurait tendance à accorder une
importance exagérée au point de vue des banquiers.
Il est extrêmement important de distinguer deux problèmes que
l'on confond trop souvent: le problème de la politique du
crédit et le problème de la politique monétaire.
Dans notre type de système monétaire ou bancaire, la
création de monnaie a tendance à se situer dans le prolongement
d'un élargissement du crédit, bien que, conceptuellement, la
création d'un supplément de monnaie et l'élargissement
du crédit soient deux choses très différentes.
On pourrait envisager un système monétaire sans lien
particulier avec les instruments du crédit; ce serait le cas par
exemple d'un étalon complètement automatique, n'utilisant comme
monnaie que le bien monétaire proprement dit ou les
dépôts.
D'un point de vue historique, les relations entre la monnaie et le
crédit ont beaucoup varié avec les lieux et les époques.
C'est pourquoi il est important d'établir une distinction entre les
questions politiques liées au taux d'intérêt et aux
conditions du marché du crédit et celles qui sont
associées aux variations de la masse monétaire, bien qu'il
faille évidemment reconnaître que les mesures destinées à
affecter un groupe de variables peuvent également affecter l'autre, et
que, de ce fait, il n'est pas impossible que les mesures monétaires
aient un effet sur le crédit, et inversement.
Il apparaît que l'action de la Banque centrale n'est pas le seul
facteur déterminant, en ce qui concerne le marché financier.
Comme nous l'avons expérimenté maintes et maintes fois (nous et
d'autres pays), une banque centrale est en mesure de fixer le taux
d'intérêt pour une fraction limitée de valeurs, telles
que les obligations d'État, encore que ce soit dans des limites
étroites et seulement dans la mesure où elle abandonne
complètement le contrôle sur l'ensemble de la niasse
monétaire.
Il est inexact de dire qu'une banque centrale ait jamais pu déterminer
les taux d'intérêt autrement que de cette
manière-là.
Le fait qu'après la guerre les pays se soient engagés les uns
après les autres dans des politiques d'argent facile démontre
de manière convaincante que les forces qui déterminent le taux
d'intérêt, entendu au sens large, (le revenu des actions, des
biens fonciers des obligations) sont beaucoup trop vastes et répandues
pour que la Banque centrale puisse les dominer.
Elle doit tôt ou tard s'incliner devant elles, et
généralement assez tôt.
La position de la Banque centrale est tout à fait différente
lorsqu'il s'agit de fixer la quantité de monnaie.
Dans des systèmes tels que ceux que nous connaissons aux
États-Unis à l'heure actuelle la Banque centrale peut faire ce
qu'elle veut de la masse monétaire.
Elle peut, bien entendu, adopter d'autres objectifs et laisser l'offre de
monnaie se fixer d'elle-même afin de maintenir « le » ou
« un » taux d'intérêt fixe, de conserver la part des
réserves « libres » à un niveau
déterminé, etc.
Mais, si elle le désire, elle peut exercer un contrôle
véritable sur l'ensemble de la masse monétaire.
Le fait que les rapports de forces ne soient pas les mêmes lorsqu'il
s'agit pour la banque de fixer l'offre de monnaie et de déterminer les
conditions du crédit a tendance à être masqué par
la relation étroite qui existe entre la Banque centrale et la communauté
bancaire. Aux États-Unis par exemple, les réserves bancaires
sont techniquement gérées par les banquiers.
De ce fait, les conceptions générales de la communauté
bancaire exercent une forte influence sur la Banque centrale : dans la mesure
où la communauté bancaire est avant tout concernée par
le marché financier, les banques centrales sont amenées
à accorder une attention exagérée à l'incidence
que peut avoir leur politique sur le crédit et à
négliger ses, effets sur la monnaie.
Depuis une époque récente, on a tendance à
considérer l'importance accordée au crédit comme une des
conséquences de la révolution keynésienne, qui a
amené à repenser les effets des variations de la masse monétaire
sur le taux d'intérêt, à travers la
préférence pour la liquidité.
Mais ce n'est qu'une manifestation particulière d'une tendance plus
générale et plus ancienne.
La doctrine du realbill,
qui date d'un siècle et plus, illustre le même type de confusion
entre les effets de la politique monétaire sur le crédit et sur
la monnaie.
["Currency
school" et "banking
school" : le débat oublié en
France].
Les controverses sur la banque et la monnaie, qui sont apparues au
XIXème siècle en Angleterre, en fournissent un autre exemple
patent.
La Banque centrale insista sur le fait qu'elle était
intéressée par les conditions du marché financier; elle
refusa d'admettre que la création d'un supplément de monnaie
fût un facteur important, dont il fallait tenir compte, entre autres,
lors de la fixation des prix, et qu'elle fût de quelque manière
responsable de la quantité de monnaie mise en circulation.
Sur le plan technique, j'ai donc tenté de démontrer qu'une
banque centrale pouvait avoir au moins trois effets défavorables ;
cela combiné avec les arguments politiques, constitue donc un
réquisitoire assez convaincant à l'encontre d'une Banque centrale
complètement indépendante.
II. La solution d'une
réglementation par voie législative.
Si cette conclusion est bien fondée, c'est-à-dire si nous ne
pouvons pas faire largement confiance à des spécialistes
indépendants, comment devons nous
procéder alors pour instituer un système monétaire qui
soit à la fois stable, à l'abri des manipulations
gouvernementales, et sans danger pour la liberté politique et
économique?
La troisième solution consiste à livrer la conduite de la
politique monétaire non plus à des individus mais à des
lois, en instituant des dispositions législatives.
La mise en vigueur de telles règles permettrait au public d'exercer un
contrôle sur la politique monétaire à travers ses
dirigeants politiques, tout en empêchant qu'elle soit soumise aux
caprices de ces derniers.
L'argumentation en faveur de l'application de telles règles a plus
d'un trait commun avec la Charte des Droits de la Constitution.
Lorsqu'on suggère de lier l'exercice du pouvoir monétaire
à des dispositions législatives précises, on
répond invariablement que cela n'a pas beaucoup de sens de ligoter les
mains du pouvoir de cette façon puisqu'il peut toujours de son propre
chef accomplir ce qui constitue les prescriptions législatives, mais
qu'il dispose en outre de toute une panoplie de moyens qui lui permet
d'atteindre sûrement plus aisément les résultats
visés par les directives législatives.
Une version semblable de cette argumentation s'applique également au
pouvoir législatif. S'il souhaite l'application de ces directives,
dit-on, il doit également désirer que les mesures mises en
application soient chaque fois adaptées au cas particulier qui se
présente.
Par quel mystère, dans ces conditions, l'application des dispositions
législatives pourrait-elle fournir la moindre garantie contre des
agissements irresponsables?
[De la liberté
d’expression... à la politique monétaire, ou l'inverse
…]
Le même genre de critique vaut, à quelques nuances de termes
près, pour le premier amendement de la Constitution et pour la Charte des Droits dans son
ensemble.
N'est-il pas absurde, pourrait-on dire, d'avoir institué un interdit
général sur tout ce qui peut entraver la libre expression?
Pourquoi ne pas s'arrêter à chaque cas particulier, et ne pas
prendre en considération les problèmes propres qu'il pose?
Il est tout à fait du même ordre de dire qu'en matière de
politique monétaire, il n'est pas bon de limiter la liberté des
autorités à l'avance et qu'elles devraient être en mesure
de traiter chaque cas au moment où il se présente et en
fonction de ses données propres.
Pourquoi cette argumentation ne vaudrait-elle pas pour la liberté d'expression?
Un homme veut s'installer au coin d'une rue pour prêcher le
contrôle des naissances; un autre, le communisme; un troisième,
l'hygiène végétarienne, et ainsi de suite, à
l'infini.
Pourquoi ne pas mettre en vigueur une loi accordant ou refusant à
chacun le droit d'exposer son propre point de vue?
Ou encore, pourquoi ne pas accorder le pouvoir d'en décider à
une organisation administrative?
On s'aperçoit tout de suite que s'il fallait considérer chaque
cas séparément, une majorité se prononcerait presque
certainement contre la libre expression dans la plupart des cas, et
peut-être même dans la totalité les cas.
Un vote destiné à savoir si M. X peut prêcher le
contrôle des naissances, entraînerait à coup sûr une
majorité de non, et ce serait sans doute la même chose pour le
communisme et s'il y a de grandes chances pour que le
végétarien soit autorisé à exposer ses
convictions, ce n'est pas encore tout à fait sûr.
Supposons maintenant que tous les cas soient mis dans le même sac, et
que toute la population ait à se prononcer sur le tout; dans
l'hypothèse qui nous retient pour savoir si la liberté
d'expression doit être autorisée ou interdite, quel que soit le
cas considéré.
Il est parfaitement possible, pour ne pas dire tout à fait probable,
qu'une majorité écrasante se prononcerait en faveur de la
liberté d'expression.
Sur la question posée dans l'ensemble, les gens se seraient donc
déterminés exactement dans le sens contraire à leur vote
sur chaque cas séparé.
Cela tient à ce que chaque individu est beaucoup plus sensible au fait
de se trouver privé de son droit d'expression lorsqu'il appartient
à une minorité qu'à celui d'en priver quelqu'un d'autre
lorsqu'il appartient à une majorité.
Par conséquent, lorsqu'il se prononce sur l'ensemble des cas possibles,
il pondère beaucoup plus le risque peu vraisemblable de se trouver
privé de sa libre expression, en tant que membre d'une
minorité, qu'il n'accorde d'intérêt au refus, pourtant
fréquent, d'autoriser les autres à s'exprimer sans contrainte.
[Les effets cumulatifs]
Une autre raison, qui concerne plus directement la politique
monétaire, est liée au fait que si l'ensemble des cas est
considéré comme un tout, il devient clair que la politique
suivie aura des effets cumulatifs, qu'on a tendance à négliger
lorsqu'on se penche sur chaque cas particulier.
Lorsqu'il s'agit de voter pour savoir si M. Jones peut s'exprimer
publiquement, le résultat du vote n'est pas influencé par les
effets favorables que pourrait avoir une politique générale de
libre expression et, dans le cas précis, un vote positif n'aura qu'une
portée très restreinte.
En se prononçant sur chaque cas particulier, on ne se rend pas
très bien compte qu'une société où chaque
individu ne peut s'exprimer librement sans autorisation spéciale, est
une société où le développement des idées,
la nouveauté et l'invention risquent d'être entravées par
de nombreux obstacles.
Le fait que ces obstacles soient clairs dans l'esprit de chacun, est dû
à la bonne fortune qui a voulu que nous vivions dans une
société qui se refuse le droit de se prononcer sur chaque cas
particulier.
Des considérations de même ordre s'appliquent au domaine
monétaire.
Il est probable que si l'on examine chaque cas en fonction de ses
données propres, on adoptera la plupart du temps une mauvaise solution
car ceux qui sont à l'origine des décisions n'auront
considéré qu'un aspect limité des choses et n'auront pas
pris en ligne de compte les effets cumulatifs de la politique suivie à
l'échelle globale.
D'un autre côté, si une règle générale est
adoptée, qui vaut pour tous les cas, elle influera favorablement sur
l'attitude et les aspirations des gens, alors que la même politique
appliquée par voie discrétionnaire n'aura pas d'effet à
ce niveau.
Bien entendu, il n'est pas nécessaire que la règle
générale soit énoncée de manière explicite
ou fasse l'objet d'une loi.
Les règles non écrites de la Constitution, acceptées
sans réticences par l'ensemble de la population, sont aussi efficaces
lorsqu'il s'agit de statuer sur des cas particuliers, qu'une constitution
écrite.
De même, en ce qui concerne les questions monétaires, la
mythologie de l'or conditionne le bon fonctionnement de l'étalon-or,
en fournissant un rempart efficace contre l'autorité
discrétionnaire.
Si des règles
doivent être instituées par voie législative, lesquelles
doit-on choisir?
Les personnes taxées de libéralisme ont souvent
suggéré d'instituer une législation sur le niveau des
prix, qui obligerait les autorités monétaires à
maintenir la stabilité du niveau général des prix, en
vertu de cette législation.
Je pense que cette façon de procéder est mauvaise, car elle
implique que les autorités monétaires puissent atteindre des
objectifs qui sont en fait hors de leur portée, étant
donné les moyens dont elles disposent.
On retrouve donc ici le problème de l'éparpillement des
responsabilités et du risque d'accorder une liberté trop
importante aux autorités monétaires.
[La relation entre la
quantité de monnaie et le niveau des prix]
Il existe sans doute une relation étroite entre la politique
monétaire et le niveau général des prix, mais cette
relation n'est pas assez spécifique pour que l'on puisse parvenir
à la stabilité des prix en faisant appel aux interventions au
jour le jour des autorités.
[La "règle
monétaire"]
Dans un autre ouvrage, je me suis longuement demandé quelle
règle il fallait effectivement adopter 1.
1. A Program for Monetary Stability, pp. 77-99.
Je ne fais par conséquent que reprendre ici mes conclusions.
Dans l'état actuel de nos connaissances, il me semble souhaitable
d'instituer un dispositif réglementaire destiné à
contrôler le comportement de la masse monétaire.
A ce propos, je dois souligner que j'entends par masse monétaire
l'ensemble de la monnaie en circulation, plus les dépôts dans
les banques.
Je voudrais également faire remarquer qu'il serait bon que le [système de réserve
fédéral des Etats-Unis d'Amérique] tienne
compte de l'accroissement du montant global de la masse monétaire
ainsi définie, qui s'élève de mois en mois et de jour en
jour à un rythme annuel de X %, X se situant entre 3 et 5.
J'insiste sur le fait que je ne considère pas cette proposition comme
définitive et comme fondamentale pour la politique monétaire;
il ne s'agit pas d'une règle digne d'être écrite en
lettres d'or et conservée pieusement.
Il me semble cependant que c'est cette solution qui offre les meilleures
garanties si l'on souhaite parvenir à une relative stabilité en
matière monétaire, dans l'état actuel de nos
connaissances.
J'ose espérer que par la suite, au fur et à mesure que nous
nous familiariserons avec les questions monétaires, nous serons en
mesure de raffiner ces moyens, destinés à nous permettre
d'obtenir des résultats toujours améliorés.
De toute façon, ce chapitre s'efforce bien moins de discuter le
contenu de tel ou tel type de réglementation que de suggérer
qu'en donnant force de loi à une réglementation de la masse
monétaire on parviendrait au même résultat qu'on serait
en droit d'attendre de la part d'une banque centrale indépendante,
mais qui, en fait, en est incapable.
Il me semble qu'une telle règle constitue la seule solution
réalisable et à notre portée, si nous voulons faire de
la politique monétaire un des piliers de la société
libre, et non une menace pour ses fondations. »
Et ce n'est certes pas la magie de la B.C.E. qui aura ce résultat.
Reste que Milton Friedman ne remet pas en cause le principe de la
"politique monétaire" et on ne peut que le regretter.
La "politique monétaire", c'est-à-dire l'action des
autorités monétaires en matière de monnaie, laisse
entendre que celles-là auraient quelque chose à voir avec ce
qu'on dénomme "monnaie" aujourd'hui, pour ne pas dire
qu'elles l'auraient créée.
Leur action serait éclairée et bénéficierait
à chacun.
Ce conditionnement de l'opinion, entorse à la liberté
d'expression pour reprendre le parallèle de Friedman, tend à
cacher la vérité.
La monnaie ne procède pas des hommes de l'Etat comme Carl Menger au
XIXème siècle, dans ses Principes de la
science économique, ou Ludwig von
Mises au XXème, dans sa Théorie de la
monnaie et du crédit, siècle l'ont
expliqué.
Il n'y a rien à attendre de l'action coercitive aveugle qu'est la
prétendue politique monétaire.
En particulier, à la monnaie "euro", il aurait fallu que la
majorité préférât la dénationalisation des
monnaies comme Friedrich von Hayek l'avait
expliqué en 1976-78 dans un livret intitulé Denationalisation of Money (cf. ce billet du 24 octobre 2011).
Heureusement, rien n'est fini et d'autres s'en chargent aujourd'hui, par
exemple, Pascal Salin (écoutez-le).
Note
(1) Sur la Banque centrale européenne et ce qu'elle a fait, cf.
billets:
"Apparences et
réalité" de mars 2009 ,
"Un grand écart ? Non,
une hyper inflation potentielle !" d'avril 2009
,
"La Banque centrale
européenne 'sort des clous'..." de mai 2009,
"Un renversement spectaculaire
à conséquences ignorées pour l'instant"
de juin 2009 ,
"Euronomie (monnaie, prix et
inflation aujourd'hui en "zone euro").
" de juillet 2009,
"Echanges, monnaie et prix :
soyons simples" de juillet 2009,
"Les monnaies, désormais
égouts collecteurs d'actifs toxiques" de janvier 2010,
"Ni la B.C.E., ni la BdF. n'ont perdu... le nord." de mai 2010
,
"Le dernier leurre de l'euro
est-il arrivé?" de juin 2010,
"Un satané marché
politique" de juin 2011,
"L'imaginiez-vous ?"
de novembre 2011.
Georges Lane
Principes
de science économique
Georges
Lane enseigne
l’économie à l’Université de Paris-Dauphine.
Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire
J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très
rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié
avec l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous droits
réservés par l’auteur
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