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1. Nature
de la propriété
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Considérée en tant que catégorie sociologique, la propriété apparaît comme la
faculté de décider de l'emploi des biens économiques. Est propriétaire celui
qui dispose d'un bien économique.
Les conceptions de la
propriété sont donc différentes pour la sociologie et pour la science
juridique. Du reste cela va de soi et l'on peut seulement s'étonner que cela
soit encore perdu de vue parfois. Du point de vue de la sociologie et de
l'économie politique la propriété s'entend de la possession des biens
qu'exigent les buts économiques des hommes(1). On
peut désigner cette possession comme étant la propriété naturelle ou la
propriété primitive, étant donné qu'elle représente un rapport purement
physique de l'homme avec les biens et qu'elle est indépendante de l'existence
des relations sociales entre les hommes et de l'existence d'un ordre réglé
par le droit. L'importance de la notion juridique de la propriété consiste
précisément dans la différence qu'elle établit entre cette possession
physique et la propriété déterminée juridiquement. Le droit reconnaît des
propriétaires et des possesseurs, qui ne disposent pas de la possession
naturelle, qui ne possèdent pas, mais qui devraient posséder. Du point de vue
juridique le volé reste propriétaire, le voleur ne peut jamais acquérir la
propriété. Du point de vue économique la possession naturelle importe seule
et l'importance économique du droit de propriété juridique consiste seulement
dans l'appui qu'il prête à l'obtention, au maintien et au recouvrement de la
possession naturelle.
La
propriété est un tout unitaire pour le droit qui ne fait pas de différence,
qu'il s'agisse de biens de premier ordre ou d'ordre supérieur, de biens de
consommation, ou de biens d'usage. Le formalisme du droit détaché de toute
base économique apparaît ici sous un jour cru. Sans doute le droit ne peut
pas ignorer tout à fait les différences économiques qui entrent en jeu. Si la
propriété du sol occupe une position spéciale, c'est précisément en raison de
la position du sol lui-même en tant que moyen de production. Plus nettement
dans le droit de propriété, les différences économiques se manifestent en un
certain nombre de situations qui pour la sociologie équivalent à la
propriété, mais qui pour le droit n'ont avec elle qu'un rapport de parenté,
par exemple, les servitudes, en particulier la jouissance des fruits et
l'usufruit. Cependant, d'une façon générale dans le droit – et cela est
conforme à son essence –, la similitude formelle ne laisse pas apparaître la
différence matérielle.
Du point
de vue de l'économie, la propriété ne constitue pas une unité homogène. La
propriété en biens de jouissance et la propriété en biens de production
diffèrent sur bien des points et dans ces deux groupes, il faut encore
considérer s'il s'agit de biens d'usage ou de biens de consommation.
Les biens de premier
ordre, les « biens de jouissance »(2),
servent directement à la satisfaction des besoins. En tant que biens de
consommation (c'est-à-dire qui ne peuvent, d'après leur nature même être
utilisé qu'une fois et qui épuisent ainsi leur qualité de bien), leur valeur
en tant que propriété réside seulement dans leur possibilité de consommation.
Le propriétaire peut laisser ce bien se gâter sans l'utiliser, ou même
le détruire, il peut l'échanger ou en faire cadeau; dans tous ces cas, il
dispose de l'emploi de ces biens qui ne peut être partagé.
Il en va un peu autrement
pour les biens d'usage, c'est-à-dire ces biens de jouissance qui peuvent être
utilisés plus d'une fois. Ils peuvent servir à plusieurs hommes les uns après
les autres. Ici aussi l'on doit considérer comme possesseurs ceux qui sont en
mesure de les utiliser pour leur usage personnel. Dans ce sens, le possesseur
d'une chambre est celui qui l'habite; les possesseurs du Mont Blanc, en tant
que site naturel, tous ceux qui le visitent pour y jouir des charmes de la
montagne; possesseurs d'un tableau, tous ceux qui se délectent à le regarder(3). Les services que rendent ces sortes de biens
peuvent être partagés; c'est pourquoi la propriété naturelle de ces biens est
aussi divisible.
La possession des
biens de production ne sert qu'indirectement à la jouissance. Ces biens
trouvent leur emploi dans la production de biens de jouissance. De l'union
habilement concertée des biens productifs et du travail sortent finalement
les biens de jouissance. C'est dans cette faculté de servir indirectement à
satisfaire des besoins, que réside le caractère des biens de production. La
possession naturelle des biens de production est la possibilité de les
employer dans la production. Ce n'est qu'en tant que leur possession mène
finalement à une possession de biens de jouissance, qu'elle a une importance
économique.
Lorsque les biens de
consommation sont mûrs pour l'usage, leur possession pour un homme réside en
ceci qu'il les consomme. Des biens d'usage prêts à être employés permettent
plusieurs possessions successives dans le temps, mais si plusieurs personnes
en font usage en même temps la jouissance en est troublée, sinon même rendue
impossible par la nature du bien. Plusieurs personnes peuvent considérer en
même temps un tableau, quoique la jouissance de l'un puisse être gênée par la
présence d'autres personnes à côté de lui qui lui prennent peut-être
l'emplacement le plus favorable. Mais plusieurs personnes ne peuvent porter à
la fois un même habit.
Ainsi la possession
des biens de jouissance, qui conduit à la satisfaction d'un besoin résultant
de la nature de chaque bien considéré, n'est pas plus divisible que ne le
sont les usages qu'on en peut faire. Il en résulte qu'en ce qui concerne les
biens de consommation, la propriété naturelle qu'en peut avoir un individu
exclut a priori celle de tous les autres, tandis que, pour
les biens d'usage, cette exclusion, si elle n'est plus absolue, existe tout
au moins à un moment déterminé du temps en ce qui concerne la jouissance
intégrale de ces biens. Pour ce qui est des biens de jouissance, on ne
saurait concevoir au point de vue économique autre chose que leur possession
naturelle par des individus. Ils ne peuvent être la propriété naturelle que
d'un seul homme; et cela d'une façon absolue en ce qui concerne les biens de
consommation, et, en ce qui concerne les biens d'usage tout au moins à un
moment déterminé du temps et sous le rapport de leur jouissance intégrale.
Ici encore la propriété est propriété privée en ce sens qu'elle prive tous
les autres des avantages qui découlent de la disposition d'un bien
déterminé.
C'est pourquoi il
serait totalement absurde de vouloir supprimer ou même simplement réformer la
propriété des biens de jouissance. On est sans force contre les faits
naturels: une pomme une fois mangée est définitivement consommée, un habit
que l'on porte finit par s'user. La copropriété par plusieurs individus, la
propriété commune par tous les individus est impossible en ce qui concerne
les biens de jouissance. Ce qu'on a coutume d'appeler communauté de biens ne
peut s'entendre pour les biens de jouissance qu'avant la jouissance. Elle est
rompue dès l'instant où le bien est consommé ou utilisé. À ce moment, la
possession du bien devient exclusive. La communauté des biens ne peut être
rien d'autre qu'un principe réglant l'appropriation des biens prélevés sur un
stock commun. Chacun des camarades est propriétaire de cette partie de
l'ensemble du stock qu'il a le droit d'employer pour son usage personnel. Peu
importe du point de vue économique que cette utilisation soit réglée
juridiquement a priori ou bien qu'elle soit le résultat d'un
partage ou même qu'elle n'ait jamais lieu, ou enfin que la consommation ait
été ou non précédée d'un partage en bonne et due forme; au point de vue matériel,
même sans partage, chacun est propriétaire de son lot.
La communauté des
biens ne peut supprimer la propriété des biens de jouissance; elle peut
seulement modifier leur mode de répartition. Comme toutes les réformes qui ne
s'appliquent qu'aux biens de jouissance, elle se borne nécessairement à
instituer un mode de répartition nouveau du stock existant. Ses effets
cessent avec l'épuisement de ce stock. Elle est incapable de remplir les
greniers vides. C'est là une tâche qui relève de ceux qui disposent des biens
de production et du travail. Si ces derniers ne sont pas satisfaits de ce
qu'on leur offre, l'afflux des biens qui doit reconstituer les stocks
s'arrête. C'est pourquoi toute tentative pour modifier la répartition des
biens de jouissance doit s'étendre à la disposition des biens de
production.
La possession des
biens de production, contrairement à celle des biens de jouissance, est par
sa nature divisible. Dans la production isolée, sans division du travail, la
divisibilité des moyens de production ne serait pas différente de ce qu'est
celle des biens de jouissance sous quelque régime économique que ce soit.
Elle ne va pas au-delà de la divisibilité des utilisations que comporte le
bien. En d'autres termes, à ce stade, parmi les biens de production, ceux de
consommation ne permettent aucun partage de la possession, tandis que ceux
d'usage peuvent être partagés dans la mesure où leur nature le permet. La
possession de céréales ne peut être que celle d'un individu, tandis qu'un
marteau peut avoir plusieurs possesseurs successifs et qu'un cours d'eau peut
faire fonctionner plusieurs moulins. Jusqu'ici donc aucune particularité dans
la possession ne distingue les biens de production. Par contre, dans la
production fondée sur la division du travail, la possession des biens de
production se présente sous un double aspect. Les buts de l'économie exigent
alors que la possession des biens de production qui interviennent dans le
processus de la division du travail ait toujours un double caractère: un
caractère physique immédiat et un caractère social médiat. D'un côté, le bien
appartient à celui qui le détient et l'exploite matériellement. D'un autre
côté, il appartient à celui qui, sans en avoir la disposition matérielle et
juridique, est en mesure d'utiliser les produits ou les services de ce bien
par voies d'échange ou d'achat. En ce sens, dans la société fondée sur la
division du travail, la propriété naturelle des biens de production est
partagée entre le producteur et ceux aux besoins desquels est destinée sa
production. L'agriculteur qui se suffit à lui-même et demeure en dehors du
cycle des échanges sociaux peut appeler sien son champ, sa charrue, ses
boeufs en ce sens qu'ils ne servent qu'à lui. L'agriculteur dont l'entreprise
s'insère dans le cycle des échanges, qui produit pour le marché et y effectue
ses achats, est dans un autre sens propriétaire des moyens de production dont
il se sert. Il n'est pas maître de la production dans le même sens que le
paysan autarcique. Il ne règle pas lui-même sa production: ce sont ceux pour
qui il travaille, les consommateurs, qui le font. Dans ce système, ce ne sont
pas les producteurs mais les consommateurs qui assignent ses buts à
l'économie.
Mais les propriétaires
des moyens de production ne sont pas davantage en mesure de mettre
directement au service de la production la possession matérielle qu'ils ont
des moyens de production. Étant donné que toute la production requiert le
groupement de différents moyens de production, une partie des propriétaires
des moyens de productions doivent transmettre à d'autres leur propriété
naturelle pour permettre à ces derniers de réaliser les combinaisons
nécessaires à la production. Les capitalistes et les propriétaires fonciers,
les travailleurs mettent les uns et les autres leurs capitaux, leurs terres,
leur travail à la disposition de l'entrepreneur qui a la direction immédiate
du processus de la production. Dès lors, les entrepreneurs dirigent
l'économie en fonction des exigences des consommateurs qui ne sont d'ailleurs
que les détenteurs des moyens de production: capitalistes, propriétaires
fonciers, travailleurs. Mais du produit obtenu revient à chaque facteur une
part qui est économiquement proportionnelle à sa participation dans la production.
Il s'ensuit donc que
la propriété naturelle des biens de production diffère essentiellement de la
propriété naturelle des biens de jouissance. Pour posséder un bien de
production au sens économique, c'est-à-dire pour l'utiliser aux fins économiques
auxquelles il est destiné, il ne faut pas en avoir la même possession
physique que celle que l'on doit avoir des biens de consommation pour les
consommer ou les utiliser. Pour boire du café, je n'ai pas besoin de posséder
une plantation au Brésil, un vapeur et une brûlerie, encore que tous ces
moyens de production soient indispensables pour qu'une tasse de café arrive
sur ma table. Il suffit que d'autres possèdent ces moyens de production et
les emploient à mon intention. Dans une société fondée sur la division du
travail, personne n'a la propriété exclusive des moyens de production, aussi
bien des moyens matériels que des moyens humains, c'est-à-dire du travail.
Tous les moyens de production sont au service de la collectivité constituée
par tous ceux qui participent aux échanges. Si, faisant abstraction du
rapport qui existe entre les entrepreneurs et les propriétaires qui mettent à
la disposition de ces derniers leurs moyens de production pour qu'ils les
utilisent, on ne veut pas parler ici d'un partage de la propriété entre les
propriétaires des moyens de production et les consommateurs, on devrait
plutôt attribuer la propriété tout entière au sens naturel aux consommateurs
et ne voir dans les entrepreneurs que les gérants du bien d'autrui(4).
Mais nous nous
éloignerions trop de la terminologie courante en parlant ainsi: pour éviter
toute équivoque, il est préférable d'éviter autant que possible les mots
nouveaux et de n'employer en aucun cas une acception nouvelle des expressions
qui ont un sens usuel très précis. Aussi, renonçant à toute terminologie
spéciale, nous nous contenterons de souligner ici une fois de plus que la
nature de la propriété des biens de production dans la société fondée sur la
division du travail diffère de celle qu'elle est dans une économie étrangère
aux échanges et de la nature de la propriété des biens de consommation dans
quelque système économique que ce soit. Du reste, dans l'exposé qui suivra,
nous entendrons toujours par propriété des moyens de production, la
possibilité d'en disposer immédiatement.
La possession physique des biens économiques qui du point de vue sociologique
constitue l'essence de la propriété naturelle n'a pu prendre naissance que
par l'occupation. La propriété n'étant pas un phénomène indépendant de la
volonté et de l'action humaines, on ne peut pas concevoir comment elle aurait
pu se constituer à l'origine si ce n'est pas l'appropriation d'un bien sans
maître. Une fois constituée, elle dure aussi longtemps que son objet,
jusqu'au jour où elle est abandonné par un acte de volonté du propriétaire ou
jusqu'au jour où elle lui est retirée contre sa volonté. Le premier cas est
celui où l'aliénation est volontaire; le second se présente lorsque le bien disparaît
d'une façon naturelle – par exemple, quand une bête s'égare – ou qu'il est
ravi par la force à son possesseur par un autre individu.
Toute propriété
procède d'une occupation et d'une violence. Faisons abstraction des éléments
dus au travail inclus dans les biens, et considérons seulement en eux les
éléments naturels, remontons en arrière pour rechercher le titre juridique
d'un propriétaire régulier, nous arriverons forcément à un moment où la
propriété est née du fait qu'on s'est approprié une partie d'un bien
accessible à tous, à moins que nous ne rencontrions déjà auparavant une
expropriation par la violence du précédent possesseur dont la propriété se
laisse aussi ramener en dernière analyse à une expropriation ou un rapt. Tout
droit ramène à une violence effective. Toute propriété fut à l'origine
expropriation ou rapt. On peut fort bien concéder cela aux adversaires de la
propriété qui parlent de considérations fondées sur le droit naturel. Du
reste, ces considérations n'apportent pas la moindre preuve touchant la
nécessité, l'opportunité, et la justification morale de la suppression de la
propriété.
La propriété naturelle
n'a pas à compter sur sa reconnaissance par les concitoyens du propriétaire.
En fait, la propriété naturelle est tolérée tant que la force manque pour la
renverser. Elle subsiste jusqu'au jour où un plus puissant s'en empare. Née
de l'arbitraire, elle doit à chaque instant redouter une force plus
puissante. C'est ce que la doctrine des droits naturels a appelé la guerre de
tous contre tous. Cette guerre s'achève par la reconnaissance de l'état de
choses réel, considéré comme digne d'être maintenu. De la violence naît le
droit.
La doctrine des droits
naturels a commis une erreur. Elle a envisagé ce passage d'un état de choses
et de lutte animale à une société humaine comme étant le résultat d'une
action consciente des buts à atteindre et des moyens d'y parvenir. On serait
arrivé ainsi à la conclusion du contrat social qui donna naissance à la communauté
de l'État et au droit. Le rationalisme avait fait justice une fois pour
toutes de la veille conception qui ramène toutes les inspirations de l'État à
une intervention divine ou à une inspiration divine chez l'homme; il ne lui
restait plus à sa disposition d'autre explication(5).
Comment voudrait-on que tout ce qui a amené la société à son état actuel et
partant, est considéré comme utile et raisonnable, comment voudrait-on que
tout cela ait pris naissance, sinon par suite d'un choix conscient, déterminé
par la connaissance de son utilité et de sa raison? Aujourd'hui, nous avons à
notre disposition d'autres schémas de pensée. Nous parlons de la sélection
naturelle dans la lutte pour la vie et de la transmission héréditaire de
qualités acquises, sans avancer du reste d'un seul pas de plus vers les
énigmes suprêmes que les théologiens ou les rationalistes. Nous pouvons
expliquer ainsi la naissance et le développement des institutions sociales.
Nous dirons: elles favorisent la lutte pour la vie; ceux qui les ont adoptées
et perfectionnées sont mieux à même de surmonter les dangers de l'existence
que ceux dont les institutions sociales ne sont pas développées. Aujourd'hui,
il serait vraiment oiseux de montrer à nouveau l'insuffisance d'une telle
interprétation. L'époque où l'on s'en contentait, pensant qu'elle résolvait
tous les problèmes de l'existence et du devenir, est depuis longtemps
révolue. Avec elle pas un pas de plus qu'avec la théologie et le
rationalisme. Nous sommes arrivés au point où les sciences particulières
aboutissent à la science générale, où la grande question de la philosophie
commence et où... toute notre sagesse est au bout de son rouleau.
Il ne fallait vraiment
pas trop d'esprit pour montrer que le droit et l'État ne pouvaient être
ramenés à des contrats primitifs. On n'avait vraiment pas besoin de sortir
tout l'arsenal scientifique de la science historique pour assurer que jamais
dans l'histoire l'on ne trouve trace d'un contrat social. Dans la
connaissance que l'on peut tirer des parchemins ou des inscriptions, la
science exacte était à coup sûr supérieure au rationalisme des XVIIe et
XVIIIe siècles. Pour ce qui est de l'intelligence sociologique, elle lui est
bien inférieure. On peut reprocher tout ce qu'on veut à la philosophie
sociale du rationalisme, on ne peut lui dénier un mérite impérissable pour la
connaissance approfondie des effets produits par les institutions sociales.
C'est à cette philosophie sociale du rationalisme que nous devons avant tout
la première vue claire de l'importance fonctionnelle de l'ordre juridique et
la communauté étatique.
L'économie d'un pays
exige une stabilité des rapports sociaux, parce qu'elle est une entreprise de
grande portée, de longue haleine, d'autant plus assurée du succès qu'elle
sera répartie sur un plus long espace de temps. L'économie exige une
continuité perpétuelle qui ne saurait être détruite sans le plus grave
dommage. Autrement dit: L'économie exige la paix et l'exclusion de toute
violence. La paix, disent les rationalistes, c'est le sens et le but de
toutes les institutions du droit. Nous dirons, nous, que la paix est leur
conséquence, leur fonction(6). Le droit, dit le
rationaliste, est issu de contrats. Nous dirons, nous, que le droit consiste
à s'entendre, à cesser les disputes, à les éviter. La violence et le droit,
la guerre et la paix sont les deux pôles des formes de la vie sociale dont le
contenu est l'économie.
Toute violence a pour
objet la propriété d'autrui. La personne, c'est-à-dire la vie et la santé,
n'est l'objet d'attaques qu'en tant qu'elle s'oppose à l'obtention de la
propriété. (Des crimes dus au sadisme, commis sans autre but, sont des
exceptions; pour les empêcher, on n'aurait pas besoin des institutions
juridiques. Aujourd'hui, c'est le médecin et non le juge qui les combat.)
Aussi n'est-ce point par hasard si le droit, précisément dans la protection
de la propriété, revêt nettement le caractère d'un instrument de paix. La
protection que le droit accorde à celui qui a une chose est de deux sortes,
selon qu'il s'agit de propriété ou de possession, et dans cette
différenciation se manifeste nettement l'essence du droit, qui est de créer
la paix, la paix à tout prix. La possession est protégée, quoiqu'elle ne soit
pas – ainsi que disent les juristes, – un droit. Non seulement les
possesseurs honnêtes, mais les malhonnêtes aussi, les brigands eux-mêmes et
les voleurs peuvent revendiquer pour eux la protection de ce qu'ils possèdent(7).
La propriété, telle
qu'elle est répartie aujourd'hui, on croit pouvoir la combattre en dénonçant
son origine faite d'injustice, d'usurpation, de violence et de rapt. De sorte
que le droit ne serait qu'une injustice pour laquelle il y a eu prescription.
C'est pourquoi l'organisation actuelle du droit, étant diamétralement opposée
à la pensée éternelle, inviolable, du droit, doit être écartée et l'on doit
lui substituer une nouvelle organisation conforme aux exigences de l'idée de
droit. « L'État ne saurait avoir pour mission d'examiner seulement les
conditions de propriété dans lesquelles se trouvent les citoyens sans
s'occuper du fondement juridique de cette propriété. » Au contraire,
« la tâche de l'État serait de donner à chacun ce qui lui revient, de
l'installer dans sa propriété, et enfin, de protéger cette propriété »(8). Or cela présuppose, ou bien l'existence d'une idée
du droit valant pour tous les temps, idée que l'État a mission de connaître
et de réaliser, ou bien tout à fait dans le sens de la théorie du contrat,
l'on place l'origine du vrai droit dans le contrat social, qui ne peut être
réalisé que par une décision unanime de tous les individus, qui abdiquent à
son profit une partie de leurs droits naturels. Au fond, ces deux hypothèses
ont le même point de départ: la conception conforme au droit naturel du
« droit qui est né avec nous ». Nous devons nous conduire d'après
ce principe, dit la première de ces hypothèses, tandis que l'autre affirme
que l'ordre social fondé sur le droit naît d'une aliénation contractuelle et
conditionnelle des droits naturels. D'où provient le droit absolu? On en
donne diverses explications. Les uns disent que la Providence l'a donné aux
hommes, d'autres que c'est l'homme qui l'a créé lui-même avec sa raison. Mais
les uns et les autres sont d'accord pour assurer que l'homme se distingue de
l'animal, précisément parce qu'il est en mesure de faire le départ du droit
et du non-droit et que c'est là « sa nature morale ».
Aujourd'hui, nous ne
pouvons plus insister sur de pareils raisonnements, parce que pour aborder le
problème nous avons une tout autre base de départ. Nous ne pouvons plus
caresser l'idée d'une nature humaine se distinguant foncièrement de la nature
de tous les autres êtres vivants. Nous ne nous représentons plus l'homme
comme un être chez qui l'idée du droit est innée. Peut-être devons-nous
renoncer à répondre à la question de la naissance du droit; en tous cas il
faut bien nous rendre compte que le droit n'est pas né selon les règles du
droit. Le droit ne peut pas être né du droit. L'origine du droit se trouve
par delà l'organisation juridique. Si l'on reproche au droit de n'être qu'un
non-droit ratifié, on oublie qu'il ne pourrait en être autrement, à moins que
le droit n'ait existé de toute éternité. Si le droit a pris naissance un jour,
ce qui ce jour-là est devenu droit, ne pouvait l'avoir été autrement.
Demander au droit d'être né selon les règles du droit, c'est demander
l'impossible. C'est employer une idée qui ne vaut qu'à l'intérieur du système
du droit, et l'appliquer à une situation qui se trouve en dehors de ce
système.
Nous autres qui ne
voyons que les effets du droit, c'est-à-dire l'établissement de la paix, nous
sommes bien forcés de reconnaître que le droit ne pouvait autrement prendre
naissance qu'en reconnaissant la situation acquise, quelle qu'en fût
l'origine. Toute tentative de procéder autrement eût ravivé et éternisé les
luttes. La paix ne pourra se réaliser que si l'on assure la situation du
moment contre des troubles violents et que si l'on est d'accord pour ne
procéder à l'avenir à aucun changement sans l'assentiment des intéressés.
Telle est la véritable signification de la protection des droits acquis,
fondement de toutes les institutions du droit.
Le droit n'est pas né
d'un seul coup. Depuis des milliers d'années, il est en devenir, et il n'est
pas certain qu'un jour viendra où le droit sera achevé, le jour de la paix
définitive. Les professeurs de droit ont vainement essayé de réaliser
dogmatiquement la séparation entre le droit privé et le droit public, notion
à nous transmise par les doctrinaires, et dont la pratique pense ne pouvoir
se passer. L'insuccès des professeurs de droit ne nous surprend pas et il a
amené bien des personnes à abandonner cette action. En effet, cette
séparation n'a rien de dogmatique; le système du droit, qui est un, ne peut
la connaître. C'est une séparation historique, résultant du développement
progressif et de la victoire de l'idée du droit. L'idée du droit est d'abord
réalisée dans la sphère où le maintien de la paix est la plus indispensable
pour assurer l'économie, c'est-à-dire dans les relations entre les individus.
C'est seulement pour la civilisation qui se bâtit sur cette base que le
maintien de la paix dans d'autres sphères devient nécessaire pour le progrès.
Le droit public est à son service, il ne se distingue que par la forme du
droit privé, et si l'on croit sentir qu'il est d'une autre sorte, c'est qu'il
a atteint beaucoup plus tard le développement auquel était arrivé bien avant
lui le droit privé. Dans le droit public, la protection des droits acquis est
encore beaucoup moins développée que dans le domaine du droit privé(9). Extérieurement, la jeunesse du droit public est
reconnaissable au fait que dans la science systématique elle est restée en
arrière du droit privé. Le droit international se trouve à un degré
d'évolution encore plus reculé. Dans les relations entre les États la
violence arbitraire de la guerre passe encore, dans certains cas, pour un
expédient licite. Dans d'autres domaines régis par le droit public cette
violence arbitraire, sous le nom de révolution, est combattue d'une manière
non efficace encore, mais elle est déjà hors la loi et du point de vue du
droit privé elle apparaît absolument contraire au droit, bien que dans
quelques cas exceptionnels, et pour compléter la protection du droit, on la
déclare licite en tant que légitime défense.
Que ce
qui est aujourd'hui le droit, ait été autrefois l'injustice, ou plus
exactement, ait été indifférent au droit, n'est point une tare qui demeurerait
attachée à l'organisation du droit. Celui qui cherche pour cette organisation
du droit une justification juridique ou morale, peut ressentir cela comme une
tare. Mais cette constatation est sans intérêt si l'on veut motiver la
nécessité ou l'utilité d'une suppression ou d'un changement de la propriété.
En tout cas, il serait stupide d'exiger la suppression de la propriété comme
conforme au droit.
3.
Théorie de la violence et théorie du contrat
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L'idée du droit se fait jour difficilement, lentement; difficilement,
lentement il refoule le principe de la violence. Il y a toujours des rechutes
et l'histoire du droit recommence toujours à nouveau. Tacite rapporte des
Germains:
pigrum quin
immo et iners videtur sudore adquierae quod possis sanguine parare(10).
La route est longue entre cette conception et les idées qui dominent
aujourd'hui l'acquisition de la propriété.
L'opposition entre ces
deux conceptions ne se borne pas seulement au problème de la propriété, elle
s'étend, pour ainsi dire, à tout le style de la vie. C'est l'opposition entre
la mentalité féodale (chevaleresque, aristocratique) et la mentalité
bourgeoise. La mentalité féodale s'est déposée dans les oeuvres de la poésie
romantique, dont la beauté nous ravit, bien que nous ne puissions nous y
attacher que sous la fraîche impression des mots et pour quelques heures(11). La conception bourgeoise a trouvé son expression
dans la philosophie sociale du libéralisme qui en a fait un puissant système
auquel ont travaillé les plus grands esprits de tous les temps et dont la
grandeur se reflète dans la poésie classique. Avec le libéralisme, l'humanité
prend conscience des forces qui dirigent son évolution. Le brouillard qui
offusquait les buts et les voies de l'histoire disparaît. On commence à
comprendre la vie sociale, on est conscient de la course qu'elle doit
suivre.
Pour la conception
féodale, on n'a pas fait de système nettement délimité comme pour la
conception libérale. Il était impossible de pousser jusqu'à ses dernières
conséquences la théorie de la violence. L'eût-on tenté, l'on serait arrivé à
des résultats qui auraient mis crûment en lumière son caractère antisocial,
car son aboutissement c'est le chaos de la guerre de tous contre tous. Tous
les sophismes du monde n'y pourront rien changer. Toutes les théories
sociales antilibérales devaient nécessairement ou rester fragmentaires ou
aboutir aux conclusions les plus absurdes. En reprochant au libéralisme de
n'avoir en vue que des intérêts terrestres, de négliger des biens plus élevés
pour ne s'occuper que de l'effort quotidien, elles enfoncent des portes
ouvertes. Le libéralisme n'a jamais voulu être plus qu'une philosophie de la
vie terrestre. Ce qu'il enseigne ne concerne que les faits et gestes de ce
bas monde. Il n'a jamais prétendu épuiser les suprêmes secrets des hommes.
Les doctrines antilibérales promettent tout, veulent apporter le bonheur et
la paix cela dans le sein des hommes. Une chose est certaine, c'est que leur
idéal social, loin d'accroître les biens extérieurs, en réduit
considérablement l'apport. Quant à la valeur de ce qu'elles apportent en
échange, les avis sont là-dessus très partagés(12).
Ceux qui critiquent
l'idéal social du libéralisme en sont finalement réduits à combattre le
libéralisme avec ses propres armes. Ils entendent montrer qu'il ne sert et ne
veut servir que les intérêts de certaines classes. La paix qu'il prépare
n'est favorable qu'à un cercle très restreint et est nuisible aux autres.
L'ordre social réalisé dans l'État juridique repose sur la violence. Les
libres contrats sur lesquels il prétend se fonder ne sont en réalité que les
statuts d'une paix de violence, imposés aux vaincus par les vainqueurs; ils
n'ont de valeur que tant que subsistent les mêmes rapports de force d'où ils
sont issus. Toute la propriété a été fondée par la violence et n'est
maintenue que par elle. Le travailleur libre de la société libérale n'est que
le serf de l'époque féodale; le patron ne l'exploite pas moins que le
seigneur ne faisait ses serfs et le propriétaire de plantage ses esclaves,
etc. Que des objections de cette sorte puissent être faites et trouvent
créance montre à quel niveau est tombée la compréhension pour les doctrines
libérales. Mais elles ne cachent nullement de la part des tendances qui
combattent le libéralisme l'absence d'une théorie développée et mise au
point.
La conception libérale
de la vie sociale a créé l'économie fondée sur la division du travail.
L'expression la plus visible de l'économie d'échange est l'établissement
urbain, qui n'est possible qu'avec elle et par elle. C'est dans les villes
que la doctrine libérale a pris la forme d'un système cohérent, c'est là
qu'elle a recruté le plus grand nombre de ses adeptes. Cependant plus le
bien-être croissait, plus augmentait l'afflux des campagnes dans les villes
et plus virulents devenaient les attaques du parti de la violence contre le
libéralisme. Les immigrés s'adaptent rapidement à la vie et à l'industrie des
villes, ils adoptent vite, extérieurement du moins, les moeurs et les
conceptions urbaines, mais la pensée bourgeoise leur demeure longtemps
étrangère. On ne peut s'approprier une philosophie libérale sociale aussi
facilement qu'un costume. C'est à force de pensée personnelle qu'on y
parvient. Dans l'histoire, nous rencontrons à tour de rôle des époques où la
pensée libérale se répand largement et avec elle un accroissement de
bien-être dû à une division du travail toujours plus développée, et des
époques où le principe de la violence recouvre sa suprématie, tandis que le
bien-être diminue en raison de la régression dans la division du travail.
L'accroissement des villes et de la vie bourgeoise avait été trop rapide,
plus étendu qu'intensif, les nouveaux citoyens n'étaient devenus citoyens,
qu'extérieurement et non intérieurement, ils avaient aidé les opinions non
bourgeoises à reprendre le dessus parmi les citoyens. C'est ainsi qu'ont été
ruinées toutes les époques de la civilisation qu'avaient animées l'esprit
civique du libéralisme. C'est ainsi que notre civilisation bourgeoise, la
plus grandiose qu'ait connue l'histoire, semble aussi aller à sa ruine.
Ce ne sont point les
barbares, assiégeant les murs de nos villes, qui la menacent de destruction;
c'est de faux citoyens du dedans qu'elle a tout à craindre, de ceux qui sont
citoyens dans leurs manières extérieures, mais non dans leur pensée.
Dans les dernières
générations, nous avons assisté à un violent redressement du principe de
violence. L'impérialisme moderne qui a eu pour fruit la guerre mondiale avec
ses conséquences effroyables, revêt d'un nouveau vêtement les vieilles idées
des champions du principe de violence. Lui non plus naturellement n'a pas été
capable d'opposer un système cohérent à la théorie libérale. Un principe de
lutte ne saurait en aucune manière mener à une théorie d'une activité à
laquelle tous concourent, but de toute théorie sociale. Ce qui caractérise la
théorie de l'impérialisme actuel, c'est l'emploi de certaines expressions
empruntées aux sciences naturelles, par exemple la doctrine de la lutte pour
la vie, de la pureté des races. Cela a permis de frapper un certain nombre de
mots à l'emporte-pièce, très utiles pour la propagande. C'est tout. Toutes
les idées dont l'impérialisme moderne fait parade, il y a longtemps que le
libéralisme en a étalé la fausseté.
Méconnaissant
complètement le rôle qui revient à la propriété des moyens de production dans
la société fondée sur la division du travail, l'impérialisme puise dans cette
méconnaissance même un argument, et peut-être le plus fort. Quand
l'impérialisme envisage comme l'un de ses buts principaux de créer pour son
peuple des mines de charbon, des matières premières, des vaisseaux, des ports
qui lui appartiennent en propre, il est guidé par l'idée que la propriété
naturelle de ces moyens de production est une et non partagée, et que ceux-là
seuls en retirent profit qui la possèdent physiquement. Ils ne s'aperçoivent
pas que cette conception aboutira logiquement à la doctrine socialiste
touchant le caractère de la propriété des moyens de production. Car s'il nous
semble injuste à nous autres Allemands de ne pas posséder nos « propres
plantages de coton allemands », pourquoi voudrait-on que chaque Allemand
pris à part trouve juste de ne pas posséder « sa propre » mine,
« sa » filature? Est-ce qu'un Allemand sera mieux fondé à appeler
« sien » un chantier de minerai lorrain, quand un citoyen allemand
le possède, que si le propriétaire en est un Français?
Sur ce point
l'impérialiste est d'accord avec le socialiste dans la critique de la
propriété bourgeoise. Mais le socialisme a essayé de dresser un système
cohérent de l'ordre social futur, ce dont l'impérialisme eût été incapable.
4. De la
propriété collective des moyens de production
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Les anciennes tentatives tendant à réformer l'organisation et le droit de
propriété, qu'elles partent de considérations d'opportunité sociale ou de
justice sociale, peuvent être caractérisées comme un effort pour réaliser le
plus possible l'égalité dans la répartition des richesses. Chaque individu
doit posséder un certain minimum, aucun ne doit dépasser un certain maximum.
Ils doivent posséder à peu près autant. En gris, c'est là le but. Les routes
pour y atteindre ne sont pas toujours les mêmes. Le plus souvent l'on propose
de confisquer tout ou partie de la propriété pour procéder ensuite à une
nouvelle répartition. Le monde n'étant peuplé que de paysans se suffisant à
eux-mêmes, à côté desquels il pouvait tout au plus y avoir encore un peu de
place pour quelques artisans: tel était l'idéal social vers quoi l'on
s'efforçait. Il n'est plus besoin aujourd'hui d'insister sur ces essais de
réforme. Étant donné les conditions de l'économie moderne et de la division
du travail, ils sont impraticables. Un chemin de fer, un laminoir, une
fabrique de machines ne sont pas partageables. Si on avait réalisé ces essais
il y a des centaines ou des milliers d'années, nous en serions restés au
stade économique de ces temps anciens, ou retombés peut-être à un état
presque animal. La terre ne pourrait porter qu'une petite partie des hommes
qu'elle nourrit maintenant et chaque individu serait beaucoup plus mal pourvu
que ne le sont aujourd'hui les plus pauvres dans notre État industriel. Le
plus sûr fondement de notre civilisation, c'est d'avoir toujours résisté aux
assauts de ceux qui voulaient sans cesse recommencer le partage. Cette idée
de partage jouit toujours, même dans les pays d'industrie, d'une grande
popularité. Dans les régions où domine la production agricole – et on
l'appelle alors, assez inexactement, socialisme agraire –, cette idée de
partage est le leitmotiv de toutes les réformes sociales. Cette idée était le
pivot de la révolution russe, qui prit, à contrecoeur et provisoirement, des
marxistes comme champions et comme chefs. Cette idée l'emportera peut-être
dans le monde entier, et la civilisation, oeuvre de tant de siècles, sera
détruite en peu de temps. Mais répétons-le, il est superflu d'accorder un
seul mot de critique à cette théorie. Tout le monde est d'accord. On ne
saurait bâtir sur le communisme du sol et du foyer une constitution sociale
qui assurerait aux millions d'hommes de la race blanche la possibilité de vivre.
C'est une vérité qui n'a plus besoin d'être démontrée.
Le naïf fanatisme
égalitaire des partageurs a été depuis longtemps refoulé par un autre idéal
social. Le mot d'ordre socialiste n'est plus: partage de la propriété, mais
communauté de la propriété. Faire disparaître la propriété privée des moyens
de production pour la transformer en propriété de la société, le socialisme
n'a pas d'autre but.
La pensée socialiste
dans sa rigueur et sa pureté n'a plus rien de commun avec l'idéal de partage.
Elle est tout aussi éloignée de la vision imprécise d'une communauté des
biens de jouissance. Son but est de rendre impossible pour chacun une
existence lui permettant de vivre convenablement. Mais le socialisme n'est
plus assez naïf pour vouloir atteindre ce but en détruisant l'organisation
économique de division du travail. Le socialisme garde son antipathie contre
le système des échanges, qui est une des caractéristiques des fanatiques du
partage. Mais il veut écarter ce système autrement que par suppression de la
division du travail et le retour à l'autarcie de l'économie domestique
isolée, ou au moins à l'organisation simpliste d'une province se suffisant à
elle-même.
On se rend facilement
compte pourquoi la pensée socialiste ne pouvait prendre naissance avant que
la propriété privée des moyens de production n'ait revêtu le caractère qui
lui revient dans la société fondée sur la division du travail. Il fallait
d'abord que l'entrelacement dans la société des économies isolées ait atteint
ce degré où la production pour des besoins étrangers devient la règle, pour
que l'idée d'une propriété commune des moyens de production ait pu prendre
corps. L'ensemble des idées socialistes ne pouvait arriver à une parfaite
clarté qu'après que la philosophie sociale du libéralisme eût mis à nu
l'élément essentiel de la production sociale. C'est dans ce sens, mais pas
autrement, qu'on peut désigner le socialisme comme étant un produit du
libéralisme.
Quelle que soit
l'opinion que l'on ait de l'opportunité et des possibilités de réalisation du
socialisme, l'on doit reconnaître et sa grandeur et sa simplicité. Même celui
qui le rejette catégoriquement ne pourra pas nier qu'il est digne d'être
examiné avec grand soin. On peut même affirmer qu'il est une des créations
les plus puissantes de l'esprit humain. Briser avec toutes les formes
traditionnelles de l'organisation sociale, organiser l'économie sur une
nouvelle base, esquisser un nouveau plan du monde, avoir dans l'esprit
l'intuition de l'aspect que les choses humaines devront revêtir dans
l'avenir, tant de grandeur et tant d'audace ont pu provoquer à bon droit les
plus hautes admirations. On peut surmonter l'idée socialiste, on le doit si
l'on ne veut pas que le monde retourne à la barbarie et à la misère, mais on
ne peut l'écarter sans y prêter attention.
5. Des
différentes théories sur l'origine de la propriété
|
C'est un vieux procédé des novateurs politiques de montrer que ce qu'ils
veulent réaliser dans l'avenir n'est qu'une chose très ancienne et naturelle
qui exista dès les commencements et qui ne s'est perdue qu'à cause des
circonstances défavorables de l'évolution politiques. Il faut y revenir pour
instaurer l'âge d'or. Le droit naturel revendiquant les droits pour
l'individu le faisait en déclarant que c'étaient des droits innés,
inaliénables, accordés à l'homme par la nature. Il ne s'agissait pas d'une
innovation, mais d'un rétablissement des « droits éternels qui là-haut
planent inaliénables, indestructibles comme les étoiles elles-mêmes ».
C'est ainsi qu'a pris aussi naissance l'utopie romantique d'une propriété
commune dans les temps les plus reculés. À peu près tous les peuples la
connaissent. Dans la Rome antique, cette conception se déposa dans la légende
de l'âge d'or saturnien. Virgile, Tibulle, Ovide la dépeignent sous de
somptueuses couleurs. Sénèque s'en fit lui aussi le panégyriste(13).
C'étaient des temps de grandeur et de félicité. Il n'y a avait pas de
propriété privée; tout le monde était heureux car la nature était plus
généreuse(14). Les socialistes d'aujourd'hui se
croient bien au-dessus de ces images simples et naïves, et cependant il n'y a
guère de différence entre eux et ces Romains de l'Empire.
La doctrine libérale
avait mis vigoureusement en valeur l'importance de la fonction sociale de la
propriété privée des moyens de production pour le développement de la
civilisation. Le socialisme aurait pu se contenter de dénier toute utilité à
un plus long maintien de l'institution de la propriété, sans pour cela
contester les heureux résultats qu'on lui devait dans le passé. C'est ce que
fait aussi le marxisme, qui voit dans les époques de l'économie primitive et
de l'économie capitaliste, des étapes nécessaires dans l'évolution de la société.
Cependant, il déploie, comme les autres doctrines socialistes, un grand luxe
d'indignation morale, pour vitupérer contre la propriété privée telle qu'on
la trouve dans l'histoire. Il y a eu des temps heureux avant que n'existât la
propriété privée. Il y aura des temps heureux quand on se sera débarrassé de
la propriété privée.
Pour appuyer ces
affirmations on eut recours à la jeune science de l'histoire économique. On
construisit de toutes pièces une théorie de la communauté originelle des champs.
Toute propriété du sol aurait d'abord été propriété de tous les membres de la
tribu, et au début tous l'auraient utilisée en commun. Plus tard, tout en
maintenant le principe de la communauté de la propriété, les champs auraient
été partagés, pour leur usage particulier, entre les membres de la tribu,
pour une durée délimitée. Cependant, tous les ans au début, ensuite à de plus
longs intervalles, de nouveaux partages auraient eu lieu. La propriété privée
ne serait qu'une institution relativement récente. Comment débuta-t-elle? On
ne le sait pas au juste, mais il est vraisemblable qu'on négligea peu à peu
le renouvellement des partages et qu'elle se glissa par habitude, à moins
qu'on ne veuille en faire remonter l'origine à une prise de possession contraire
au droit. On voit donc que ce fut une erreur d'attribuer à la propriété une
grande importance historique. Il est prouvé que l'agriculture s'est
développée sous le règne de la communauté de propriété avec échanges
périodiques. « Pour que l'homme cultive son champ et l'ensemence il n'y
a qu'à lui garantir le produit de son travail, et pour cela une année de
possession suffit à la rigueur. » Toujours d'après ces théories il est
faux de ramener l'avènement de la propriété foncière à l'occupation d'un sol
sans possesseur. Le terrain non occupé « n'a jamais été un seul instant
sans maître. Partout, autrefois comme aujourd'hui, on a déclaré qu'il
appartenait à l'État ou à la commune; par conséquent, pas plus autrefois qu'à
présent il n'a pu y avoir de prise de possession »(15).
Du haut de ces
connaissances historiques fraîchement acquises, on regardait avec un sourire
de pitié les démonstrations de la philosophie sociale du libéralisme. On
était persuadé qu'on avait prouvé que la propriété privée « n'était
qu'une catégorie historico-juridique ». Elle n'avait pas toujours
existé, elle n'était qu'un produit, assez peu recommandable de la
civilisation, qu'il n'y a avait donc aucun inconvénient à détruire. Les
socialistes, de toute observance, en particulier les marxistes, s'efforcèrent
de propager ces doctrines; ils ont ainsi contribué à assurer aux écrits de
leurs champions une popularité qu'autrement ne connaissent pas les recherches
d'histoire économique.
La science de
l'histoire économique a eu tôt fait de réfuter la théorie d'après laquelle la
propriété commune des champs – propriété originelle –, aurait été chez tous
les peuples un stade nécessaire. Elle a démontré que le « mir »
russe de l'époque moderne était né sous la pression du servage et de la
capitation, que les syndicats pour une propriété commune des champs (Hauberggenossenschaften)
de l'arrondissement de Siegen ne datent que du XVIe siècle, les propriétés
rurales en commun (Gehöferschaften) de Trèves, du XIIIe, peut-être
seulement du XVIIe et du XVIIIe siècles, que la « zadrouga » des
Slaves du Sud (sorte de communauté familiale), est née de l'introduction du
système d'impôts byzantin(16). La plus ancienne
histoire agraire de la Germanie n'a pu jusqu'aujourd'hui être suffisamment
élucidée. L'interprétation des maigres renseignements que nous transmettent
César et Tacite présente de particulières difficultés. Si l'on essaie de la
comprendre, il ne faut pas perdre de vue que l'État de la Germanie, tel que
nous le dépeignent ces deux écrivains, est avant tout caractérisé par le fait
suivant: il y a encore tant de bonnes terres arables disponibles, que la
question de la propriété du sol ne joue du point de vue économique qu'un rôle
sans importance. « Superest ager(17) »,
tel est le fait essentiel de la situation agraire au temps de Tacite.
Du reste, il n'est
point besoin d'insister sur les arguments tirés de l'histoire économique qui
contredisent la thèse de la propriété originelle, pour reconnaître que même
de cette thèse l'on ne saurait tirer aucune conclusion contre la propriété
privée des moyens de production. Que la propriété commune ait partout précédé
ou non précédé la propriété privée est sans importance pour le jugement qu'on
porte sur cette dernière en tant que facteur historique et sur sa fonction
dans la constitution économique du temps présent et de l'avenir. Quand bien
même on aurait démontré que tous les peuples ont eu jadis la propriété
commune comme base de leur droit foncier et que toute propriété particulière
est née d'une appropriation illégale, cela ne prouverait pas qu'une
agriculture rationnelle avec économie intensive eût pu se développer sans
propriété privée. Il serait encore moins permis d'en déduire que celle-ci
peut ou doit être supprimée.
Cf. Böhm-Bawerk, Rechte
und Verhältnisse vom Standpunkte der volkswirtschaftlichen Güterlehre,
Inspruck, 1881, p. 37.
2. Dans le présent chapitre, nous adopterons la
terminologie suivante pour qualifier les diverses espèces de biens. Nous
distinguerons entre les biens de production (Produktivgüter) et les
biens de jouissance (Genussgüter). Les biens de jouissance se divisent
à leur tour en biens de consommation (Verbrauchsgüter) qui une fois
consommés n'existent plus (par exemple une orange, un sac de blé) et les biens
d'usage (Gebrauchsgüter) qui peuvent être utilisés un nombre
indéterminé de fois (par exemple une voiture, un lit). (Note du Traducteur).
3. Cf. Fetter, The
Principles of Economics, 3e édit. New-York, 1913, p. 40.
4. Cf. les vers d'Horace: Si proprium est quod quis libra mercatus et aere
est,
Quaedam, si credis consultis, mancipat usus:
Qui te pascit ager, tuus est; et vilicus Orbi
Cum segetes occat tibi mox frumenta daturas,
Te dominum sentit, das nummos: accipis uvam
Pullos ova, cadum temeti.
Ep. 2 vers
158-163). – C'est Efferts qui le premier a attiré l'attention des économistes
sur ce passage (Arbeit und Boden, Nouvelle édition, Berlin, 1897, tome
I, pp. 72, 79 sqq.).
5. La philosophie sociale étatiste qui ramène
ces institutions à l'État, ne fait que revenir à la vieille
explication théologique. Car avec elle l'État prend la position que les
théologiens attribuent à Dieu.
6.
Cf. J. St. Mill, Principles
of Political Economy, Peoples Edition, Londres,
1876, p. 124.
7. Cf. Dernburg, Pandekten, 6e éd. Berlin, 1900,
t. I, 2e partie, p. 12.
8. Cf. Fichte, Der
geschlossene Handelsstaat, éd. par Medicus, Leipzig, 1910, p. 12.
9.
Le libéralisme s'était efforcé d'étendre la protection des droits acquis en
élargissant le champ des droits publics subjectifs et la protection du droit
par les tribunaux. L'étatisme et le socialisme au contraire cherchent à
réduire de plus en plus le champ du droit privé au profit du droit public.
10. Cf. Tacite, Germanie,
14.
11. Dans le conte: Les
sabots du bonheur, Andersen a raillé avec finesse la nostalgie romantique
et son leitmotiv: là où tu n'es pas, là est le bonheur.
12.
Cf. Wiese, Der
Liberalismus in Vergangenheit und Zukunft,
Berlin, 1917, pp. 58.
13.
Cf. Poehlmann, Geschichte
der sozialen Frage und des Sozialismus in der antiken Welt, 2e
édit., Munich, 1912, t. II, pp. 557.
14. Ipsaque tellus, omnia liberius nullo poscente
ferbat. (Virgile, Géorg.,
I, 127).
15. Cf. Laveleye, Das
Ureigentum, trad. von Bücher, Leipzig, 1879, pp. 514.
16.
Cf. Below, Probleme
der Wirtschaftsgeschichte, Tubingue, 1920, pp. 13.
17. Cf. Germanie, 26.
24hGold
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Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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