La BCE a fait ce qu’il fallait
jeudi dernier pour que le remboursement des 442 milliards d’euros
qu’elle attendait se passe au mieux. Elle a offert en substitution de
nouvelles facilités à trois mois, afin de permettre aux banques
de rouler leur dette, et si possible de l’éteindre
progressivement. Il a en effet été discrètement
annoncé que ces émissions illimitées de
liquidités à plus court terme allaient se succéder sans
interruption d’ici à la fin de l’année. On respire.
Il n’y avait donc pas de quoi
s’alarmer, mais ce non événement donne matière
à analyse. Une fois constaté que, dans le cours de cette crise,
les catastrophes n’arrivent jamais où et quand on les attend. A
croire même, cette fois-ci, que l’alerte était feinte pour
mieux triompher.
Si l’on raisonne en net, en effet,
un remboursement partiel de la BCE est tout de même intervenu au final.
Ce qui tendrait à prouver, encore une fois, que c’est avant tout
une crise de solvabilité – et non de liquidité –
que le système bancaire connaît : sinon, il se serait
intégralement refinancé. Suite à
l’assèchement partiel des liquidités qui en a
résulté, les tensions sur l’Euribor (le taux en vigueur
sur le marché interbancaire) ont encore augmenté, sans
atteindre les sommets de 2008. Ce qui démontre, sans discussion
possible, que c’est la confiance qui fait d’abord défaut.
La sous-capitalisation notoire des banques européennes aggravant leur
cas.
Cette contraction risque de
générer par la suite de nouvelles tensions sur le marché
obligataire, les banques y investissant moins tandis que la demande augmente.
Autre conséquence en chaîne, et non des moindres, ces
dernières ne seront plus en mesure de reconstituer leurs marges au
même rythme que précédemment, disposant de moins de liquidités,
alors qu’il va leur être demandé de renforcer leurs fonds
propres.
Évidement, il y a banque et banque
et les moyennes sont dans ce domaine comme dans les autres toujours
trompeuses. Très hétérogène, le système
bancaire européen est en train de le devenir davantage. Certaines
banques sont dans une mauvaise passe, d’autres affectent de ne pas
l’être ; mais, au bout du compte, l’initiative prise
par la BCE de ne pas renouveler ses opérations de prêt à
un an ne va-t-elle pas accentuer encore ces disparités de situation ?
Fragilisant globalement le système bancaire, en raison de son
étroite interconnexion, en accentuant le pourcentage
déjà important de ses financements à court terme ? A
l’appui de cette analyse, il est possible de relever que les
établissements espagnols et allemands auraient tenté de faire
revenir la BCE sur sa décision.
Au prétexte de lutter contre
l’addiction des banques à ses liquidités
abondantes, et de les obliger à renforcer leurs fonds propres pour
qu’elles soient plus vaillantes, la BCE risque d’obtenir
l’effet contraire à celui qui est recherché. A court
terme, les inquiétudes qu’a suscité
l’échéance de son remboursement n’étaient
pas justifiées, mais elles pourraient le devenir à moyen terme.
Il en est de même pour les
épisodes prochains et prévisibles de la crise de la dette
publique européenne, comme l’émission obligataire grecque
de ce mois. Elle sera selon toute vraisemblance couverte, un taux très
élevé devant être consenti, quitte à ce que la BCE
finance à cet effet les banques grecques, avant d’intervenir
ensuite sur le second marché pour leur racheter les obligations
acquises. Mais les achats répétés au fil des semaines
d’obligations souveraines de la BCE ne font au mieux que stabiliser
leur taux, qui reste prohibitif pour les pays déstabilisés par le
marché. Le marché de la dette souveraine reste tendu,
profitant aux pays à moindre risque et désavantageant les
autres. Là aussi, les disparités de traitement et de situation
s’accroissent.
Le jeu qui est actuellement mené
est pour partie à visage découvert, pour partie masqué,
mais toujours dans l’improvisation. La BCE y joue un rôle de plus
en plus prédominant, elle y est même scotchée,
pourrait-on penser, malgré ses efforts pour se dégager.
Également menée à se renier, par certains aspects.
De fait, l’implication des banques
centrales dans le fonctionnement du système financier international
est de plus en plus importante. Si l’on se tourne vers la Fed et la
Banque d’Angleterre (BoE), il est prévu dans le premier cas, et
acquis dans le second, qu’il va leur être confié une
nouvelle mission d’importance dans le domaine de la régulation
financière. Au Royaume-Uni, le FSA qui en était chargé a
été dépouillé de ses prérogatives, avec
prise d’effet en 2012. Aux Etats-Unis, la Fed va se voir attribuer un
rôle majeur à cet égard dans le cadre de la nouvelle
loi : elle va dominer de tout son poids l’empilage de toute la
myriade de structures déjà existantes, quasiment au grand
complet.
Il est également significatif que
le président de la Fed de New York, plus spécialement
chargée du suivi de Wall Street, ne sera finalement par nommé
par le président des Etats-Unis, comme l’administration Obama a
tenté de l’obtenir du Congrès, au prétexte de ne
pas politiser ce poste. Le projet de loi – le Dodd-Barney Act, comme il
devrait être appelé une fois adopté – confiant par
ailleurs aux régulateurs de nombreuses questions laissées en
blanc malgré son impressionnant volume, on ne peut que constater par
avance l’opacité accrue dans laquelle le système
financier mondial va fonctionner.
Avec des variantes, une même
tendance générale s’affirme : les banques centrales,
indépendantes et n’ayant théoriquement de comptes
à rendre à personne, vont plus que jamais occuper des positions
stratégiques. Soit en raison d’un calcul, soit parce que
nécessité fait loi.
La description de leur rôle montant
ne s’arrête pas là. Si l’on devait
s’étonner de la création aussi limitée de
structures de défaisance, en regard de la masse d’actifs
toxiques gangrenant le système financier, on devrait aussitôt
remarquer que les banques centrales en font très largement office. En
acceptant de prendre en pension d’énormes
quantités d’actifs déposés par les banques, quitte
à leur faire subir une modeste décote, elles ont permis
à celles-ci de se délester. Sans être
nécessairement trop regardantes sur leur qualité, la notation
des agences faisant foi…
Dans le cas de la Fed, cette
dernière a été jusqu’à créer trois
structures spéciales, dénommées Maiden Lane I, II et
III, pour y abriter les titres qu’elle avait
récupéré, de Bear Stearns pour Maiden Lane I, afin
d’en faciliter le sauvetage sous la forme du rachat par JP. Morgan en
mars 2008, et d’AIG pour Maiden Lane II et III, lors de la saisie de la
compagnie d’assurance par le gouvernement américain en septembre
de la même année. Des entités qu’elle continue de
farouchement préserver de la curiosité des médias.
Pour corser l’affaire, des
révélations en provenance du Royaume-Uni, relayées par
le Financial Times, ont fait état d’une situation encore plus
douteuse. Des « valeurs fantômes »
(« Phantom securities »), c’est à dire non
testées par le marché, auraient été
créées de toutes pièces par les banques pour les mettre
en pension en très grandes quantités auprès de la BoE,
leur évaluation étant dans ces conditions
particulièrement sujette à caution. Jusqu’où ira
la créativité des génies de la finance ?
Les banques centrales n’ont pas
dans leurs statuts la mission de jouer les bad banks. Elles ont
pourtant accepté de le faire et continueront ainsi, tant
qu’elles poursuivront leur politique d’injections de
liquidités à bas prix dans le système financier. Parmi
les raisons qui peuvent être trouvées à la poursuite
– sans date butoir annoncée – de ces facilités, la
difficile situation dans laquelle les banques se trouveraient si elles
devaient récupérer ces titres figure en bonne place. Car leur
prise en pension par les banques centrales en garantie des prêts
consentis est un transfert de propriété qui est
réversible.
L’idée était au
départ de soulager les bilans des banques en attendant que ces actifs
toxiques redeviennent liquides (puissent trouver acheteur) à des prix
supportables par celles-ci ; elles les récupéreraient
alors. Mais cette perspective s’éloigne et les banques centrales
les gardent dans leurs livres. La Fed a bien annoncé vouloir commencer
à s’en dessaisir en les vendant directement sur le
marché, mais elle en est restée au stade des intentions…
Les missions s’accumulent donc, tandis
qu’un autre sujet de sollicitation se fait jour. De tous
côtés s’élèvent des voix autorisées
pour proclamer l’urgence et l’importance de la reprise du
marché de la titrisation. José Manuel Gonzalez-Paramo, membre
du directoire de la BCE, y consacrait à la mi-juin, un long discours
à Londres : « La reprise du marché de la
titrisation est cruciale » a-t-il dit, afin de soutenir le besoin
de refinancement des banques et par voie de conséquence l’allocation
de crédit à l’économie réelle.
D’ici à fin 2012, les 20
plus grands établissements bancaires de la zone euro vont devoir
refinancer environ 800 milliards d’euros de dettes à long terme,
soit plus de la moitié de leurs dettes d’une maturité
supérieure à un an. Ceci dans un contexte où il va
être demandé aux banques d’accroître leur
financement à long terme pour renforcer leurs fonds propres, mais
également d’accroître ceux-ci, augmentant encore plus ou
moins considérablement l’addition selon ce qui sera finalement
arrêté par le Comité de Bâle.
Or, le marché de la titrisation,
qui consiste à transformer des créances en titres financiers
émis sur le marché des capitaux, s’est effondré en
2007. Ce sont les banques centrales qui l’ont maintenu en vie, en
acceptant les Asset-Back-Securities (ABS) en garantie de leurs
prêts. Sans en connaître les montants, on sait que la BCE est en
Europe le principal détenteur des ABS, nous y revoilà.
Redonner vie à ce marché
est vital et mobilise beaucoup d’attentions. L’idée est de
développer de nouveaux titres transparents, comparables et simples,
adossés à des actifs avec des critères de qualité
élevés, afin d’attirer les investisseurs. Rien de plus
simple sur le papier. Dans la pratique, il est envisagé que les banques
centrales fassent – si les circonstances le permettent, toute la
question est là – preuve de plus d’exigence sur la
qualité des collatéraux qu’elles acceptent.
Parallèlement, un groupe de 10 des
plus grandes banques européennes, appelé le « Groupe
Potomac » et créé à l’initiative de
l’italienne Unicredit, tentent de mettre en place une opération
commune. Il s’agirait de créer un nouveau type de titre
attractif, du type covered bond, destiné aux fonds de pension
et aux hedge funds.
Mais le retour de la
crédibilité reste la question centrale et la conjoncture ne
s’y prête pas particulièrement. Un autre écueil se
dresse sur le chemin : il va non seulement falloir recréer la
confiance, mais aussi mieux rétribuer le risque, augmentant les
coûts de leur financement pour les banques, qui vont aussi devoir
montrer l’exemple en gardant un pourcentage notable des titres
émis dans leurs livres. On parle de 5%.
Aux Etats-Unis, la Fed a partagé
le travail avec Fannie Mae et Freddie Mac. 96,5% des prêts immobiliers
sont désormais assurés par les soins de ces dernières,
avec la garantie de l’Etat. En Europe, un soutien public serait
nécessaire afin d’aider les banques à réunir les
fonds dont elles vont avoir besoin. Par exemple sous forme de garanties. Mais
la conjoncture, là encore, ne s’y prête pas.
La créativité
financière n’étant jamais prise en défaut, il est
proposé par des experts de la Banque d’Italie, à titre
personnel, de créer de nouveaux instruments afin de contourner ses
difficultés pour l’instant insurmontables. Il s’agirait de
créer, à destination des banques d’un côté
et des investisseurs de l’autre, ce qu’ils ont appelé des ROOFS
(des toits en Anglais), pour Roll-Over Option facilities
(littéralement, des instruments de roulement optionnels). Ces titres
auraient la particularité d’avoir une maturité optionnellement
prolongée par la banque émettrice au cas où son indice
de liquidité descendrait en dessous d’un certain seuil. La
rétribution de l’investisseur serait alors augmentée.
En attendant que ce genre de construction
puisse se concrétiser, si c’est le cas, les banques centrales
(et les agences gouvernementales aux Etats-Unis) sont collées sous une
forme ou sous une autre à des énormes paquets de titres
résultant d’une titrisation dont les grandes heures
appartiennent au passé. Sans que sa relance dépasse à ce
jour le cap des pieuses intentions.
Dernier aspect du dossier des banques
centrales : la crise de la dette publique. L’une des fuites en
avant possible est en effet qu’elles s’engagent – ou se
réengagent encore plus résolument qu’aujourd’hui
– dans l’achat d’obligations souveraines. Les programmes de
la Fed et de la BoE sont pour l’instant suspendus, ceux de la BoJ comme
de la BCE en activité (sur le second marché, ce qui revient au
même pratiquement).
La probabilité que cette option de
derniers recours soit choisie grandit alors que l’impasse se
précise. Notamment aux Etats-Unis où les signes
d’essoufflement de la reprise se multiplient, alors que les
effets des plans de simulation publique de l’économie
s’éteignent et qu’il devient crucial d’engager une
politique de diminution du déficit de l’Etat. Coup sur coup,
deux mesures de soutien viennent ou vont être prorogées à
la demande de l’administration Obama, en faveur des chômeurs en
fin de droit et de l’accession à la
primo-propriété, qui ne vont pas dans ce sens mais sont
vitales.
Subsitera comme ultime solution la
planche à billets, une fois que on aura tout essayé. Le Nein
allemand pourra-t-il alors résister à son éventuelle
remise en marche par les Américains, vu le rôle et le poids du
dollar ?
Pour boucler ce panorama, il reste bien
un dernier domaine où l’intervention salvatrice des banques
centrales pourrait être recherchée. Mais où elles ne
veulent pas s’engager. Il est significatif que Jose Manuel Gonzales-Paramo,
décidément sur tous les fronts, ait cru nécessaire
d’intervenir catégoriquement en déclarant, pressé
de questions, que la BCE ne fournirait « absolument
pas » des capitaux aux banques si le résultat des stress
tests en cours nécessitait de renforcer leurs fonds propres…
Il n’est pas nécessaire que
ce reniement supplémentaire intervienne pour que les banques centrales
soient solidement installées dans leurs nouvelles missions implicites.
De régulateur monétaire, et prêteur en dernier ressort dans
les cas d’urgence, elles sont devenues des rouages essentiels à
la périlleuse stabilisation du capitalisme financier, dont il ne
parvient plus à se passer.
Au début de la crise, on a
parlé de retour de l’Etat, lorsque les Américains
et les Britanniques, peu suspects de complaisance à son égard,
ont résolument engagé les leurs dans des opérations de
sauvetage capitalistique. Les banques centrales y ont contribué
à leur façon et accroissent leur intervention, alors que les
Etats eux-mêmes sont désormais en situation de grande faiblesse.
Elles se révèlent bien être le dernier recours du
capitalisme financier.
Mais il y a des limites à leur
intervention et au déséquilibre de leurs bilans. Les ressorts
se tendent, pouvant à un moment imprévisible casser.
L’analogie s’arrête avant, bien entendu.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article
presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie
à condition que le présent alinéa soit reproduit
à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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