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À la suite de la dramatique séquence politique qui s’est déroulée ces
derniers mois en Grèce et qui a mené à la signature d’un nouveau mémorandum,
le Premier ministre Alexis Tsipras a décidé, n’ayant pas respecté son
mandat populaire, de présenter sa démission et de convoquer de nouvelles
élections. L’aile gauche de Syriza s’est désolidarisée pour créer un nouveau
parti, Unité Populaire, ouvertement positionné en faveur de la sortie de la
zone euro. S’étant refusé à céder aux institutions européennes et à
cautionner un assouplissement de la ligne grecque, Yanis Varoufakis
avait, pour sa part, renoncé à ses fonctions de ministre des Finances le soir
du référendum du 5 juillet. L’homme qui a vécu durant des mois de
négociations acharnées la violence de l’eurogroupe et de la Troïka est alors
progressivement devenu un symbole : celui du « non » face aux exigences des
créanciers. Nous nous étions donnés rendez-vous lors de son récent
séjour en France, au cours duquel, invité par Arnaud Montebourg, il participa
à la Fête de la Rose de Frangy-en-Bresse. Un rapprochement étonnant, a-t-on
parfois dit. Pas tant que cela, à écouter en détail la position de
l’ex-ministre grec… Un entretien fleuve mené au coin du feu, par une journée
de pluie battante : de ses stratégies avortées à son désormais
fameux « plan B », en passant par son rapport oblique au marxisme et ses
craintes comme ses espoirs pour l’Europe.
L’amputation récente — et sérieuse — de la souveraineté
de la Grèce nous a montré ce qu’il en était réellement de la démocratie dans
l’Union européenne. La possible signature du TAFTA risque d’accélérer encore
ce processus. Le gouvernement grec avait annoncé, il y a quelques mois, qu’il
ne signerait pas ce traité. La convocation de nouvelles élections risque de
changer la donne à ce propos. Qu’en sera-t-il si la gauche radicale arrive au
pouvoir ?
Je trouve très difficile de croire qu’Unité populaire va parvenir au gouvernement. Restons
plutôt réalistes. C’est une question très compliquée pour moi : si vous me
l’aviez posée il y a un mois, j’aurais dit que jamais, en aucun cas, le
gouvernement Syriza n’appuierait le TAFTA. Mais voilà, j’ai dit cela au sujet
d’un bon nombre de lois et de textes que je n’aurais jamais imaginé voir
portés par une majorité Syriza. Alors j’espère que le gouvernement grec
rejettera le TAFTA. Mais je crains que si l’actuelle tendance aux volte-face
persiste (sur le fondement du sempiternel « il n’y a pas
d’alternative », cet abominable principe TINA — « There Is No
Alternative »), nous puissions assister à un vote en faveur du
TAFTA. En ce qui me concerne, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour
que cela n’arrive pas.
Vous avez participé à l’action de Wikileaks
visant à faire fuiter le texte du TAFTA. N’est-il pas absurde qu’un ministre
de l’Économie d’un pays de l’Union européenne, un député élu, et plus
largement les citoyens européens eux-mêmes, n’aient pas accès à ce genre
de document ?
« Nos vies sont maintenant dirigées par des technocrates sans
visage, non élus, qui opèrent d’abord en fonction de leur propre
intérêt. »
Je ne pouvais même pas accéder aux documents au sein de mon propre
ministère ! Nous avons atteint un stade, en Europe, où le processus de
dépolitisation, entamé il y a quelque temps, en est arrivé au point où le
pouvoir politique, incarné par des élus démocratiquement choisis, est
complètement obsolète : il a été rendu muet, neutralisé ; nos vies sont
maintenant dirigées par des technocrates sans visage, non élus, qui opèrent
d’abord en fonction de leur propre intérêt — en visant le maintien de
leur propre pouvoir —, puis de façon à renforcer les intérêts
corporatistes des grandes entreprises, qui sont avides de voir cette
dépolitisation progresser plus encore. Finalement, il n’y a rien d’étrange
là-dedans. Tout ceci est cohérent.
Étant donné, d’une part, la nature économique et libérale des
traités sur lesquels l’Union européenne s’est construite et, d’autre part, la
nécessité d’obtenir l’accord unanime des États-membres pour pouvoir modifier
un traité, et, enfin, l’état actuel des rapports de force, pensez-vous qu’une
réforme profonde de l’Union soit possible, ou que la récupération de leur
souveraineté par les peuples ne peut passer que par une sortie de
celle-ci ?
Bonne question ! Je ne crois pas que la sortie représente une voie
optimale pour les progressistes. La sortie pourrait être envisagée en tout
dernier ressort. Mais si vous êtes poussé dans une impasse, comme nous
l’avons été, quand on vous dit « La bourse ou la vie », « L’accord
(non-viable) ou dehors », ma tentation serait de dire : « Je
ne sors pas, poussez-moi dehors ! » Et alors, s’ils sont prêts
à faire cela, sachant qu’il n’y a aucune base légale qui le prévoit, aucun
cadre juridique pour pousser un État vers la sortie, on aura démontré que
c’était une menace vide de sens. Mais dès lors que l’on commence à croire à
la menace, elle n’est plus vide, elle est auto-réalisatrice. Décrire,
comme vous l’avez fait, la manière dont fonctionne l’Union européenne, avec
l’unanimité, etc., c’est décrire une organisation foncièrement conservatrice.
En économie, pour ceux qui l’ont un peu pratiquée, c’est ce que l’on
appellerait une sorte de principe
de Pareto. Ce principe, ou optimum, dit que toute nouvelle
mesure qui améliore la situation d’au moins un acteur, sans pour autant
dégrader celle d’un autre, est bonne à prendre. Et ça paraît assez décent et
logique, n’est-ce pas ? Si nous pouvons faire quelque chose et améliorer
la vie des uns sans dégrader celle des autres, pourquoi ne pas le
faire ? Pourtant, si vous n’agissez que selon ce principe de Pareto,
vous découvrez qu’il est extrêmement conservateur, parce qu’il y a le revers
de la médaille : si vous ne voulez rien faire qui dégrade la situation
d’un seul acteur, alors en pratique vous ne faites… rien ! Parce qu’il y
aura toujours quelqu’un qui sera dérangé, il y aura toujours des gens dont
les intérêts seront remis en cause par les avancées progressistes. Alors oui,
l’Europe a été construite volontairement sur la base d’un principe de Pareto
conservateur, avec des décisions prises en réalité par un ou deux. Ce que ces
gens décident est adopté, et quand nous voulons changer quelque chose pour le
bénéfice d’une vaste majorité, on nous oppose ce principe de Pareto, et nous
sommes ligotés. C’est pour cela qu’il est indispensable de pousser dans
la direction d’une décentralisation qui doit aller de pair avec
l’européanisation. Cela paraît un peu… complexe, mais j’aime les
contradictions — car ce n’est qu’à travers elles qu’on peut avancer.
Mais il faut qu’il s’agisse de contradictions rationnelles, progressistes.
« Pourquoi la Troïka, en Grèce, au Portugal ? À cause
de la dette. Si celle-ci est au moins en partie européanisée, plus besoin de
Troïka. »
Le problème, aujourd’hui, c’est que le Parlement grec, l’Assemblée
nationale française, le Parlement néerlandais, etc., n’ont aucun pouvoir
— zéro pouvoir ! —, ils n’ont plus qu’une portée cosmétique ! Et il
n’existe aucun pouvoir fédéral qui pourrait prendre les rênes et représenter
une souveraineté européenne. La crise est si profonde que l’on ne peut même
plus imaginer un véritable parlement fédéral. Ce serait bien si on le
pouvait, mais on ne le peut pas, parce que la crise a créé des forces
centrifuges qui nous poussent dans des directions différentes. C’est
pourquoi je crois à l’européanisation de certains domaines : de la dette, par
exemple, via la création d’une juridiction européenne sur les banques
— qui ne soit pas française, pas allemande : européenne. Et on ne
pourra pas le faire d’un coup : c’est tout simplement impossible. Mais on
peut dire : « Voilà une règle simple : chaque banque qui
fait faillite passe sous juridiction européenne, sort du système grec,
français ou espagnol, est contrôlée directement par l’Europe. » On
irait doucement vers l’européanisation. En même temps, on aurait une
européanisation des programmes de lutte contre la pauvreté, qui seraient
financés par les surplus de la Banque centrale. Si on va dans cette
direction, si on européanise aussi les investissements à travers la Banque
européenne d’investissement (oublions un instant Bruxelles, Juncker, etc.),
alors on se retrouve dans une situation où les sujets cruciaux (dettes,
banques, investissements, pauvreté) sont traités au niveau de l’Europe, avec
des parlements qui retrouvent là une part de souveraineté. Ceux-ci pourraient
faire bien plus de choses. Il n’y aurait plus besoin de la Troïka. Pourquoi
la Troïka, en Grèce, au Portugal ? À cause de la dette. Si celle-ci est
au moins en partie européanisée, plus besoin de Troïka. C’est pour moi le
chemin à suivre si l’on veut rétablir un agenda progressiste.
Certains économistes français, dont Jacques Sapir
et Frédéric Lordon,
proposent de dissoudre l’Union, de mettre en place un protectionnisme
économique éthique tout en développant les conventions internationales
d’échange et de libre circulation des connaissances, de la culture, des
étudiants, etc, plutôt que de se forcer à poursuivre sur une voie qui
crée des tensions majeures entre les gouvernements, et généralise toutes les
terribles conséquences économiques et sociales du capitalisme. Qu’en
pensez-vous ?
Je n’y suis pas favorable. Je ne le suis pas parce que beaucoup des mots
que vous avez prononcés sonnent bien, mais, en même temps, ils dissimulent un
élément de nationalisme, un élément de fragmentation de l’Europe. Nous
observons déjà cette fragmentation : voulons-nous son
accélération ? Si l’on était en 1993 ou 98, je vous aurais dit :
« Non, il ne faut pas accepter Maastricht, vous savez bien qu’il ne
faut pas une eurozone, qu’il faut limiter la liberté de circulation du
capital, qu’il faut négocier autre chose. » Mais une fois que vous
avez créé une union monétaire, vous ne pouvez plus revenir en arrière en
empruntant le même chemin à l’envers, car ce chemin n’existe plus, le chemin
qui nous a menés là a disparu. Retourner en arrière, c’est aller vers la
dévaluation compétitive, risquer l’augmentation des tensions nationalistes,
une fragmentation encore plus poussée de l’Europe. Et, à la fin, compte tenu
de l’état de l’économie mondialisée, tout cela va alimenter une crise globale
qui va venir à son tour aggraver la crise européenne. Donc, non, je ne suis
pas favorable à ces politiques : je crois que nous devons surtout
réparer ce que nous avons.
Mais qu’est-ce que l’euro peut bien avoir encore à apporter
à un pays comme la Grèce, qui a terriblement souffert des
conditions qui accompagnent le fait de rester dans l’Union monétaire?
« On ne devrait pas être effrayé de faire défaut… dans la zone
euro. Le défaut est la seule arme des faibles ! »
D’abord, ne fétichisons pas la monnaie. Je ne vois pas l’euro comme un
fétiche, pas plus que la drachme ou le franc… Ce sont des instruments. Le
problème avec les néolibéraux, c’est que, contrairement aux anciens libéraux
classiques, ils ont élevé les marchés au rang de Dieu, ils ont cessé de les
voir comme des instruments et les regardent comme des objectifs en soi. Ne
faisons pas la même chose avec les monnaies ! J’ai des amis et collègues
de Syriza, maintenant membres d’Unité populaire, qui en parlent comme si le
retour à la drachme était la solution, Dieu, le nouveau
sauveur qui nous ramènerait en Terre promise ! Je leur ai dit :
« Vous savez quoi, nous avions la drachme en 1999 et nous n’étions
pas exactement socialistes pour autant… » La question n’est pas de
savoir si nous voulons l’euro, la drachme ou le franc. Encore une fois, ce ne
sont que des instruments. La question est : que voulons-nous faire de
l’Europe ? Et quel est l’instrument le mieux adapté pour cela ? J’aurais
souhaité que nous n’ayons pas l’euro, mais nous l’avons maintenant. Alors, il
faut nous demander : quelle est la prochaine étape pour améliorer la vie
de ceux qui souffrent le plus ? C’est ça, la question. Et ce que j’ai
déjà expliqué, l’européanisation de certains domaines de compétences comme
les investissements, la lutte contre la pauvreté, etc., cela est
infiniment mieux que n’importe quoi d’autre, y compris la sortie de l’Union.
Maintenant, il nous faut combattre pour ces objectifs au sein de la zone
euro. Et il nous faut dire à l’Eurogroupe : « Je ne signe pas
cet accord, même si vous fermez mes banques. Et je suis prêt à créer un
système alternatif de paiement… en euros ! Continuez comme cela et vous serez
jugés par vos propres peuples. » Si seulement on avait tenu ce
discours après le référendum… D’autant qu’il était clair, pour les Français,
pour les Allemands, pour les Néerlandais, qu’il s’agissait d’une attitude de
revanche pour discipliner la Grèce, qu’on nous forçait à garder les banques
fermées simplement pour mettre en échec une population courageuse. Je crois
que l’Europe aurait pu en être changée si nous avions résisté à ce moment-là.
Que c’est la voie du combat à poursuivre. Quand on dit : « Je
veux la drachme parce que le paradis nous attend là où elle est »,
je crois qu’on ne rend service ni à nous-mêmes, ni aux Français, ni aux
Allemands, ni à personne. On ne devrait pas être effrayé de faire défaut…
dans la zone euro. Le défaut est la seule arme des faibles !
Que pensez-vous de l’idée de mettre fin à la monnaie unique, de
retourner aux monnaies nationales, mais d’instaurer une monnaie commune aux
pays qui le souhaiteraient, afin à la fois d’assurer la souveraineté
monétaire des peuples, mais aussi de limiter au maximum la spéculation sur
les taux de change et de favoriser les échanges commerciaux ?
« J’aurais souhaité que nous n’ayons pas l’euro, mais nous
l’avons maintenant. Alors, il faut nous demander : quelle est la
prochaine étape pour améliorer la vie de ceux qui souffrent le
plus ? »
Si l’union monétaire fonctionnait, on n’aurait pas besoin d’autres
devises. En Amérique, ils n’en ont pas besoin. Ils en ont eu pendant un
moment, en Californie, mais cela n’a pas marché parce que la Californie était
en faillite. Mais ils ont trouvé un moyen de remédier à ça, parce que les
États-Unis constituent une vraie fédération. Donc, si nous avions le moindre
sens commun, si l’Europe n’était pas le stupide continent qu’elle joue à
être, nous irions vers cela, vers une vraie fédération, parce que le monde entier
a le regard tourné dans notre direction — les Chinois, les Indiens, les
Américains… Tous se disent : « Mais que fabriquent-ils ?
Ils ont une Banque centrale qui imprime 1,4 milliards d’euros et
qui demande en même temps à la petite Grèce d’emprunter aux citoyens
européens pour lui donner de l’argent ?! » Qui irait imaginer une
chose pareille ? Il y a dix ans, vingt ans, si on m’avait dit que cela
arriverait en Europe, j’aurais éclaté de rire ; j’aurais dit « Jamais,
ce n’est pas possible. » Nous sommes devenus ce stupide continent, et
nous avons un euro très mal adapté à nos besoins. En attendant de le rendre
viable, peut-être aurons-nous besoin de devises parallèles. Peut-être
avons-nous besoin, d’ailleurs, non pas tant de devises que d’un système de
paiement parallèle, d’une sorte de version locale de liquidité, libellée en
euros. Je pense que nous en aurons besoin. Et j’ai publié récemment, dans le Financial
Times, un article1
dans lequel j’explique ce qui se passerait dans ce cas, ce qui se passerait
en France. Rendre quelques degrés de liberté aux gouvernements nationaux
sans sortir de l’euro ni même créer d’autres devises, créer plutôt un système
parallèle de paiement utilisant l’euro comme unité de compte — c’est
possible. Pour moi, c’est ce qu’il faut faire, dans le même temps que l’on
essaie de créer une coalition européenne pour réparer les dégâts politiques
et économiques, et notre monnaie elle-même.
Mais laissez-moi aussi faire un constat provocateur — je pense qu’il
est vrai, et c’est pourquoi je le fais : je ne le fais pas dans le but
de provoquer, mais il est provocateur, parce que les gens penseront qu’il
l’est. La Grèce a déjà deux monnaies en une. Nous avons de fait deux
devises. Un exemple : imaginez que vous êtes grec et que vous avez
400 000 euros à la banque, coincés là à cause du contrôle des
capitaux ; vous ne pouvez sortir que 60 euros par jour du
distributeur. Maintenant, imaginez que je suis votre voisin, et que j’aie
aussi 400 000 euros — c’est une fiction, je ne les ai
malheureusement pas (rires). Imaginez que je les ais, en
papier-monnaie sous mon matelas. Ce ne sont plus les mêmes devises !
Votre argent est retenu en otage dans le système bancaire, alors que le mien
est libre de circuler ! Disons que vous avez subitement un besoin
désespéré de partir en Amérique avec 100 000 euros. Vous venez me
voir et vous me dites : « Voisin, camarade, peux-tu me donner
100 000 euros ? Je te ferai un virement de
100 000 euros, donne-les moi en cash… » Si nous ne sommes
pas amis, je répondrai : « Attends une minute, je ne peux
pas ! Ils n’ont pas la même valeur ! » Et je vous
demanderai 120 ou 220 000 euros, pour compenser le fait que votre
argent n’est pas libre de circuler alors que le mien l’est. Donc il y a, en
pratique, un taux de change. Nous avons la monnaie bancaire et la monnaie
papier, deux devises qui n’ont déjà plus la même valeur ! Et c’est
l’échec de l’union monétaire qui fait que nous avons déjà ces devises
parallèles, toutes deux libellées en euros pourtant. Ceci est arrivé par
accident, ce n’était pas prévu… Mais en réalité nous pourrions aussi créer
volontairement notre propre système de paiement parallèle, c’est ce que j’ai
expliqué au Financial Times.
Techniquement, pourriez-vous résumer votre « Plan
B » en quelques mots, pour le commun des mortels ? Est-il
transposable à d’autres économies européennes ?
En réalité, il faut parler de « Plan X », parce que la Banque
centrale européenne avait son propre plan, le « Plan Z », et nous
avons appelé le nôtre « Plan X ». C’était un plan défensif, au cas
où on essaierait de nous pousser en dehors de l’euro, comme de très nombreux
officiels haut placés nous disaient que cela allait arriver. Ils pouvaient le
faire. Comment réagir ? Nous l’avons développé comme un plan de riposte
alternatif, comme le ferait un ministre de la Défense se préparant contre une
invasion. Mais le « Plan X », en cas de sortie, était indépendant
du système de paiement parallèle que je mentionnais auparavant :
celui-ci est quelque chose que nous aurions dû mettre en place dans tous
les cas — un système que même les Français devraient mettre en
place. L’idée de ce système parallèle est très simple. Chacun
dispose d’un numéro fiscal. Quand vous devez payer vos impôts, vous allez à
la banque ou sur le site des Impôts et vous faites un transfert bancaire.
Vous prenez l’argent de votre compte et l’utilisez pour payer votre impôt sur
le revenu, la TVA, votre plaque d’immatriculation ou autre : tout ce que
vous devez à l’État. Maintenant, imaginez que sur le site Internet des
Impôts, vous disposiez d’un compte, une sorte de compte courant relié à votre
numéro fiscal. En cas de problème de liquidité, l’État ne parvient plus à
payer ses factures aux entreprises (les retours sur TVA, les marchés publics,
ce qu’il doit à l’hôpital, etc.). En Grèce, les créanciers de l’État
mettent du temps à recouvrer leur argent ! Mais imaginez que cela
fonctionne autrement. Je suis un ministre, vous êtes une compagnie
pharmaceutique et je vous dois 1 million d’euros. Si vous attendez de le
recevoir en liquidité sur votre compte à bancaire, cela peut durer un moment,
peut-être une année. Mais je pourrais aussi vous dire : « Écoutez,
je vais verser 1 million sur votre compte fiscal, et je vais vous donner
un code, qui vous permettra de transférer cet argent sur un autre compte
fiscal — pas sur un compte bancaire. » Voici de l’argent qui ne
rentrera pas dans le système bancaire, ce n’est pas la monnaie de la banque centrale,
mais vous pouvez l’utiliser pour payer vos impôts ! Ou, si vous devez de
l’argent à quelqu’un, à un salarié, à un fournisseur, vous pouvez le
transférer sur son compte fiscal et il pourra l’utiliser à son tour pour
payer ses impôts. Cela recrée de la liquidité. Vous pouvez même aller un
peu plus loin. Vous pouvez développer des applications par smartphone.
Vous pouvez alors vous rendre dans les commerces qui doivent eux-mêmes payer
des impôts, et proposer de payer de cette manière ! Il y a déjà des
magasins qui essaient de proposer ce type d’échange, en utilisant Apple Pay
ou Google Wallet,
et nous pourrions créer notre propre application gouvernementale et faire
l’expérience ! Voilà un système de paiement parallèle, hors du système
bancaire, qui recrée des degrés de liberté, des marges de manœuvre.
« Je crois à la technologie, je crois qu’elle peut
transformer l’Europe en un meilleur espace — en renforçant la
démocratie. »
C’est une façon d’externaliser la dette gouvernementale. Allons encore un
peu plus loin : l’État ne vous doit rien, votre compte lié à votre
numéro fiscal est un pur concept, mais vide de ressources. Et là, vous mettez
de l’argent dessus… pour faire crédit à l’État ! Et pourquoi feriez-vous
une chose pareille ? Parce que l’État vous fait une ristourne sur votre
impôt. Par exemple, au lieu de mettre 1 000 euros à la banque, vous
les placez sur votre compte fiscal, vous les avancez à l’État. Vous avez là
de l’argent digital, déposé à une date donnée. Et nous passons un accord,
selon lequel si vous utilisez cet argent pour payer vos impôts dans un an,
l’État applique une décote de 10 % sur ces impôts ! Quelle banque
serait capable de vous verser 10 % d’intérêts ? Aucune ! Si vous
savez déjà que vous devrez payer 1 000 euros l’année suivante, vous
avez intérêt à suivre ce système, et l’État développe une nouvelle capacité
d’emprunt, en dehors des marchés, et finance ainsi une partie de sa
dette ! Imaginez maintenant qu’on fasse cela à l’échelle de
l’eurozone. Il y aurait non seulement la Banque centrale, les banques privées
mais encore ce système de paiement parallèle, politiquement et
démocratiquement contrôlé. Vous réintroduisez quelques degrés de liberté dans
le système. Si nous avions eu cela au cours des derniers mois — et j’ai
tenté de le créer —, nous aurions eu bien plus de marge de manœuvre.
Encore plus loin. Si nous prenions exemple sur l’Estonie, nous nous
débarrasserions quasiment de la monnaie-papier : tout le monde
aurait recours à de la monnaie électronique. Et nous utiliserions soit le
système parallèle, soit les cartes bancaires classiques, soit les
applications électroniques : l’eurogroupe ne pourrait plus faire jouer
son chantage parce qu’il ne pourrait plus fermer les banques ! Et même
s’il le faisait, que se passerait-il ? Tout le monde continuerait à
payer tout le monde, en utilisant de la monnaie électronique. La seule
chose que nous ne pourrions pas faire, ce sont les échanges entre pays
— je ne pourrais pas venir de Grèce en France et dépenser cet argent
dans les magasins, parce que la Banque centrale ne le reconnaîtrait pas. Mais
les pays survivraient sans cela, et le pouvoir de chantage des technocrates
non élus serait significativement réduit. Je crois à la technologie, je crois
qu’elle peut transformer l’Europe en un meilleur espace — en renforçant la
démocratie.
Vous avez fait savoir que vous étiez un « erratic-marxist ».
Par là, vous entendiez vous approprier certains thèmes et certaines
réflexions présents chez Marx pour étayer et construire votre vision de
l’économie et du capitalisme. Pourtant, vous avez expliqué que, durant ces
longs mois de négociations, vos arguments économiques pour sortir la Grèce de
la spirale infernale de la dette n’étaient pas entendus. N’avez-vous pas
sous-estimé le rapport social qu’implique le capitalisme, et le fait que des
rapports de domination peuvent se faire jour même au sein d’une union monétaire
— donc entre nations ?
Bien sûr que ce rapport de domination existe. Marx le savait bien.
Commençons par là. Ma position vis-à-vis de Marx, c’est que sans le cadre
analytique du matérialisme historique, je ne comprends pas le monde dans
lequel je vis. C’est pourquoi je me dis marxiste. C’est un formidable guide
pour comprendre, par exemple, comme l’innovation technologique entre toujours
en conflit avec les relations sociales primitives de production. Ces conflits
génèrent à leur tour la nouveauté, le féodalisme, puis le capitalisme et
l’évolution du capitalisme lui-même. Le capitalisme ne sera plus jamais le
même après Internet. Et seule la perspective marxiste éclaire vraiment le
monde dans lequel nous vivons. Mais ce processus historique, dialectique et
matérialiste, pour faire sens, doit rester indéterminé. En termes hégéliens,
quand la thèse et l’antithèse s’opposent, il y a une synthèse, mais
imprévisible. Vous ne pouvez pas savoir ce qui arrive avant de le voir
arriver. Pour moi, l’indétermination est là, cruciale, pour tout un ensemble
de raisons. D’abord, parce qu’elle rend la démocratie essentielle. Si on
pouvait déterminer le chemin optimal avec un ordinateur, on n’aurait plus
besoin de la démocratie, on aurait seulement un super-ordinateur qui nous
donnerait « la bonne réponse ». L’autre raison qui rend
l’indétermination vitale, c’est qu’il faut être attentif au fait que les
marxistes ont longtemps cru que l’Histoire produirait toujours une bonne
société… Mais non ! L’Histoire a produit le stalinisme, elle a produit le
goulag, Pol Pot et, aujourd’hui, on a… l’eurogroupe, non ? (rires)
Elle produit toutes sortes d’horreurs.
« L’Histoire a produit le stalinisme, elle a produit le
goulag, Pol Pot et, aujourd’hui, on a… l’eurogroupe, non ? »
Il faut rester vigilant, parce que cette vision des gauchistes et des
marxistes selon laquelle ils seraient toujours du bon côté de l’Histoire a
été terrible. Ne l’oublions pas. Le pire est arrivé quand les marxistes qui
croyaient être du bon côté de l’Histoire ont commencé à faire n’importe quoi.
Marx influençait encore le Parti socialiste français en 1983 et, soudain, le
tournant libéral de 83 a été perçu par eux comme la seule chose à faire, avec
la même sorte de conviction d’être « du bon côté » qu’avait la
gauche en 1968. L’Histoire était de leur côté en 1983, et tous ceux qui
étaient en désaccord méritaient le goulag ! La même chose se
produit aujourd’hui… Je le vois au sein de Syriza, je le vois partout. Les
marxistes devraient être beaucoup plus « erratic ». Ils
auraient dû être beaucoup moins confiants au sujet de ce qu’ils croyaient
être juste. Le problème a été cet excès de confiance que nous avons eu… et
Marx en est en partie responsable. Marx parlait des lois mécaniques de
l’Histoire. Regardez la pensée économique de Marx : à un moment donné, il
finit bloqué dans ses propres équations puis il commence à croire que la
vérité sortira de ses équations. Ça, c’est être déterministe ! Vous
me demandez l’avis que j’ai sur tout cela, sur le fait que les négociations
aient lieu au sein d’un rapport de domination. C’est en fait l’issue
inévitable d’une organisation quasi féodale ; la part de domination
apparaît. Cela n’est ni une question de démocratie, ni même de néolibéralisme
dans l’Eurogroupe. Les gens de gauche ont fait une très grosse erreur en
disant : « Les politiques de l’Eurozone sont
néolibérales ! » Non, elles ne le sont pas ! Elles ne
sont d’ailleurs même pas libérales. Permettez-moi de vous donner des
exemples. Un néolibéral aux États-Unis ou en Grande-Bretagne serait en faveur
d’une réduction des taxes. Alors que les États-Unis réduisent les taux
d’imposition, j’ai été contraint de les augmenter de 20 %. Il est
évident pour n’importe quel néolibéral sérieux que cela n’est pas du tout la
solution dans un pays qui rencontre des problèmes économiques et où personne
ne paie ses impôts ! Vous souvenez-vous de la courbe
de Laffer ? Sans dire que je suis d’accord avec Laffer, l’idée est
la suivante : si vous voulez plus d’impôts, vous devez réduire le taux
d’imposition. Ce n’est pas ce qu’ils font en Europe, mais le contraire
même ! Un autre exemple : qu’est-ce qu’un authentique libertarien
ferait avec une dette impossible à rembourser ? Il dirait : « Défaut
de paiement. » Faillite, faillite, faillite : faillite des banques,
faillite pour les travailleurs, faillite pour tous ceux qui ne peuvent pas
payer ! Que dit-on en Europe ? Une dette grecque non
remboursable ? Donnez-leur en plus ! Et augmentez tous les impôts
pour donner à une dette non remboursable plus d’argent, plus de prêts. C’est
un système féodal dont le but est de s’étendre et d’élargir son pouvoir de
domination. Même les petits capitalistes vont suivre la ligne du parti, qui
est plus soviétique que la ligne du parti soviétique lui-même. Ils œuvrent
dans leur intérêt propre, en tentant de développer leur pouvoir et les
intérêts des banques. Les véritables capitalistes, ceux qui ont toujours
voulu exploiter les travailleurs plutôt que de vendre des gadgets, sont
plutôt mauvais à ce jeu-là.
Comment qualifiez-vous ce nouveau système, jamais vu auparavant,
d’austérité, d’augmentation des impôts, d’ajout de dettes ? Avez-vous un
nom pour cela ?
Oui ! L’idiotie européenne. Ou, si vous préférez, le
« futilisme » post-moderne européen !
N’avez-vous pas sous-estimé la dimension pratique du rapport
social qu’implique le capitalisme dans sa forme bureaucratique ? Les
discussions de l’eurogroupe ne sont-elles pas, au fond, que des instances
particulières d’un système de domination générale qui menace, réduit au
silence et expulse de la vie sociale et politique les chômeurs, les
travailleurs comme les hommes d’État et les intellectuels ?
Je n’ai jamais sous-estimé la capacité des agents des institutions et
de l’eurogroupe à être mauvais, mais mon travail était de rester debout
devant eux et de parler vrai à ces gens qui détiennent le pouvoir, de
représenter les électeurs qui m’ont donné le mandat suivant, qui est très
simple : « Dites-leur que nous n’allons pas faire un nouvel
emprunt qui s’ajoutera à notre dette déjà impossible à rembourser avec en
plus la condition de diminuer nos revenus. » C’est ce que j’ai fait,
et c’était génial ! (rires)
Stathis Kouvélakis, dans un entretien que
nous avons fait avec lui, a expliqué que « la peur du
Grexit est étrangère à la rationalité économique ».
Dans la mesure où vous vous affirmez marxiste, pourquoi, face à l’échec des
négociations, avoir continué sur la voie de la réforme ?
« Je ne suis pas contre les réformes. Vous savez, la gauche
en Grèce a toujours été contre l’oligarchie. C’est d’une réforme contre
l’oligarchie que nous avons besoin. »
Je pense qu’il est totalement faux de dire que la peur liée au Grexit
n’est pas légitime. Je vous donne un exemple : que se passe-t-il quand vos
banques ferment, que 85 % de vos retraités n’ont plus accès à leur
épargne et que les banques n’ouvrent que pour distribuer 60 euros à ces
gens qui font la queue pendant des heures ? Si nous avions été plus loin
dans la confrontation avec l’Union européenne — ce que je suggérais de
faire —, la situation qui serait advenue, dans toute son horreur, aurait
été très difficile à décrire. Nous n’avons pas une monnaie nationale que nous
aurions pu dévaluer, mais une monnaie étrangère. Si on nous excluait de cette
monnaie étrangère, il nous faudrait un an pour en créer une nouvelle. Que se
passerait-il au cours de cette année ? Vous paupérisez un autre million
ou deux de personnes, dont certains seraient morts, comme les retraités des
villages — sans aucun accès à l’argent, ils seraient morts. Nous dire
que nous avons succombé à une peur irrationnelle avec le Grexit est d’une
grande insensibilité. Ceux qui disent cela, soit n’ont pas réfléchi, soit ont
un autre agenda ! Pourquoi avons-nous « succombé » à
l’idéologie réformiste ? Je ne suis pas contre les réformes. Vous savez,
la gauche en Grèce a toujours été contre l’oligarchie. C’est d’une réforme
contre l’oligarchie que nous avons besoin. La question est alors :
lesquelles ? Nous étions les seuls à vouloir des réformes, la Troïka n’a
jamais été intéressée par cela. Elle parle d’augmenter la TVA à 23 % en
pensant que c’est une réforme. Elle pense que réduire les pensions à rien est
une réforme. Rien de tout cela n’est une réforme. C’est comme de dire que de
couper la tête à un patient est une réforme ! Soit, le problème disparaît
et le patient est stabilisé, stabilisé pour toujours d’ailleurs… mais ce
n’est pas une réforme. Une réforme nécessite une intervention chirurgicale,
mais nous étions les seuls à la vouloir.
Mais Marx revendiquait le renversement violent de la société bourgeoise.
Il décrivait ainsi la social-démocratie : « Une
coalition entre petits-bourgeois et ouvriers […] enleva aux revendications
sociales du prolétariat leur pointe révolutionnaire et […] leur donna une
tournure démocratique. On enleva aux revendications démocratiques de la
petite-bourgeoisie leur forme purement politique et on fit ressortir leur
pointe socialiste. C’est ainsi que fut créée la social-démocratie². »
N’avez-vous, finalement, pas été un ministre plus keynésien que marxiste
?
Je n’ai pas été particulièrement keynésien. Les choses vont si mal en
Europe que ce que j’ai amené à l’eurogroupe, c’est le plan d’un avocat
spécialisé dans les faillites, ou d’un banquier de Wall Street. En leur
disant : « Nous devons restructurer cette dette parce que nous
ne pouvons la rembourser, et vous obtiendrez plus d’argent si nous la
restructurons. Aussi nous devons réformer la Grèce pour réduire son
inefficacité », je n’étais pas keynésien. Mais ils n’ont rien voulu
entendre de cela. Revenons à Marx. La gauche du vingtième siècle a été
vaincue sans réserve, et irréversiblement. Si j’avais vécu au début du
vingtième siècle, j’aurais aussi été contre la social-démocratie, et j’aurais
été pour la Troisième Internationale, et non la deuxième. Mais ce qui s’est
passé finalement, c’est que nous avons créé le goulag, et qu’au lieu d’aller
vers le socialisme lors de la chute du Rideau de fer, nous nous sommes
résignés à en sortir. Nous devons être très modestes à ce sujet. Cela a été
un très grand échec pour les forces de gauche. Maintenant, nous sommes mis en
échec dans un autre domaine. Si vous vous rendez à Bombay, Calcutta, Accra,
ou dans une ville pauvre de Chine, et si vous parlez avec des jeunes de
dix-huit ou dix-neuf ans qui ne sont pas des enfants de riches mais des
jeunes qui luttent pour survivre, ils n’en ont rien à faire du 18
Brumaire de Louis Bonaparte [de Marx], ils se fichent même de vous
et moi ! Ce qu’ils veulent, c’est créer une application pour smartphone
qui leur permettra d’aller vivre dans la Silicon Valley et de se faire
de l’argent, et cela sera tant que la gauche ne saura pas leur parler de
leurs préoccupations. Tant que nous ne saurons pas formuler les
problématiques des nouvelles formes d’exploitation capitaliste créées dans la
Silicon Valley où les gens travaillent vingt-quatre heures par jour,
pendant que des grandes entreprises ou des start-ups à succès
exploitent leur travail, leurs idées, leurs contributions, pour que certains
d’entre eux deviennent millionnaires et puissent exploiter les autres. Tant
que nous ne saurons pas parler de cela, ou des retraités qui se retrouvent
avec leurs revenus suspendus, ou du déficit démocratique ou encore de la
futilité post-moderne, nous serons vaincus. Il ne s’agit pas de poursuivre
les débats théoriques sur la Seconde Internationale !
Selon l’ordolibéralisme, l’école autrichienne et son représentant Friedrich Von Hayek,
un libéralisme institutionnalisé entre des nations avec des structures
économiques hétérogènes détruit toute souveraineté étatique sur son économie.
Pensez-vous qu’il est important, mais surtout possible, pour nos États de
retrouver leur souveraineté économique à l’intérieur d’une Union construite
sur de tels principes ?
« Je suis un internationaliste. Nous pouvons avoir un
mouvement international souverain. »
Je pense que nous devons maintenir la souveraineté du peuple, et, en
internationalistes, essayer de l’étendre, bien sûr. Je ne me bats pas pour
maintenir exclusivement la souveraineté nationale grecque, mais je ne veux
pas l’abandonner non plus contre rien en échange. Si nous voulions unifier et
créer un peuple souverain européen, alors je serais tout à fait pour. Je suis
un internationaliste. Nous pouvons avoir un mouvement international
souverain. Il n’y a pas de doute que la globalisation détruit la souveraineté
nationale, et ne la remplace par aucune sorte de souveraineté
alternative : les seuls à demeurer souverains sont les capitalistes.
Certains sont ravis de cet état de fait ; je n’en suis pas.
Avez-vous des idées concernant la manière de créer cette impulsion
pour une souveraineté globale, contre le pouvoir des institutions
capitalistes ?
En termes très concrets, c’est ce que je fais ici, en venant en France. Ce
que nous allons faire — aller en Espagne, en Angleterre, en
Irlande, etc. — sera d’étendre les limites de la souveraineté
populaire au niveau européen, de lutter contre le TAFTA et plusieurs traités
secrets acquis aux multinationales. Tout cela fait partie du projet.
Dans un récent commentaire sur les réseaux sociaux, le poète
libertaire Yannis Youlountas parle d’un glissement du langage tenu par
Syriza depuis son accession au pouvoir, passé d’un discours défendant les
plus faibles à un discours sur l’unité nationale, amalgamant de fait tous les
Grecs contre les « institutions ». Selon lui, ce discours « souverainiste-national »
a installé Tsipras comme chef d’État, au détriment de sa gauche et des
mouvements sociaux. Votre regard là-dessus ?
Je ne suis pas d’accord. Quand vous êtes en train de combattre pour
défendre votre peuple, c’est une guerre patriotique, et non une guerre
nationaliste. Il y a eu un mouvement social, une campagne populaire. Nous
n’utilisions jamais le mot « national » au sein de Syriza. Nous
appelons notre gouvernement « le gouvernement de salut social », et
non « de salut national ». Par conséquent, je n’accepte pas les
prémisses de cette question.
Certains affirment que la nation est le seul corps territorial où
la souveraineté populaire peut actuellement s’exercer, puisque « le
peuple européen » ou « le peuple mondial » et leurs
souverainetés respectives n’existent pas encore, et que pour qu’existe une
souveraineté populaire, il faut nécessairement un territoire où elle fonctionne
en termes pratiques. Qu’en pensez-vous ?
« À chaque fois qu’une crise explose à Wall Street qui
conduit à l’éclatement d’unions monétaires, comme l’étalon-or dans les années
1930, comme l’euro maintenant, et que la gauche échoue à trouver sa place,
les nazis se portent bien. »
Je rejette cette affirmation de toutes mes forces. Totalement. C’est une
conversation que j’ai eu avec un ami anglais, car c’est une position
typiquement britannique que celle selon laquelle on ne peut pas avoir de
souveraineté si elle n’est pas fondée sur une échelle nationale. C’est la
vision d’Edmund Burke,
du Parti conservateur. Et pourtant j’ai de très bons amis dans le Parti
conservateur. C’est un argument constant, et j’essaie de pointer la grande
incongruité de leur position. Je leur dis : « Dans ce cas,
vous me dites que les Écossais ne sont pas une nation ! Car vous ne
pouvez pas d’un côté être contre l’indépendance écossaise et, en même temps,
croire que la souveraineté ne s’applique qu’à un niveau national. » La
Grèce a été un territoire multinational et multiethnique au début du XXe siècle.
Il y a eu une suppression de nombreuses identités pour créer l’État-nation.
Eh bien, si nous avons réussi avec toutes ces différentes identités, ethnies,
nationalités à former l’entité nationale grecque, pourquoi ne pourrions-nous
pas le faire plus largement ? Donc non, je n’accepte pas cette
allégation.
Et, donc, les revendications de certaines régions qui souhaitent
obtenir leur indépendance, comme la Catalogne en Espagne, sont-elles
légitimes à vos yeux ?
Ce que je dis ne pas signifie pas que je suis contre l’indépendance.
Car je crois dans le droit à l’auto-détermination. Si vous vivez à Barcelone
et que vous sentez effectivement que vous êtes colonisé, alors
l’internationalisme ne veut pas dire que vous acceptez la colonisation. En
même temps, cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas avoir une Union
européenne dans laquelle Catalans, Madrilènes, Grecs, Français, et même
Britanniques, peuvent faire partie du même magma qui donne naissance à une
nouvelle identité, une identité européenne et une nouvelle souveraineté.
Zoé Konstantopoulou et vous êtes toujours restés
fidèles à votre discours anti-austéritaire. La démission
d’Alexis Tsipras et la convocation de nouvelles élections seront-elles
l’occasion de voir porté un nouveau projet politique de gauche plus radical,
dans lequel vous serez partie prenante ?
Je l’espère. Et j’espère que cela dépassera largement l’Unité Populaire de
mon ami Panagiotis Lafazanis, Zoé et moi. Pour l’instant je
ne pense pas que cette élection puisse faire émerger une majorité en faveur
d’un changement politique significatif, et cela me cause énormément de
tristesse. Je souhaite la meilleure réussite à Unité Populaire. Cependant, je
ne suis pas toujours d’accord avec sa ligne. Nous avons beaucoup en commun,
nos préoccupations, nos pratiques, nos idées et idéologies, mais je maintiens
qu’ils ont une tendance à l’isolationnisme, une tendance à faire de la
drachme un objectif au lieu d’un instrument. De plus il leur manque de ce qui
est à mon sens crucial, la raison même de ma présence ici : ce besoin
infiniment profond, ce sentiment, cette émotion, cette nécessité politique de
se coaliser et de s’associer avec le reste de l’Europe… c’est mon sentiment.
Pour cela, je ne pense pas pouvoir les rejoindre.
Craignez-vous un retour en force de l’extrême droite ?
Bien sûr. À chaque fois qu’une crise explose à Wall Street qui
conduit à l’éclatement d’unions monétaires, comme l’étalon-or dans les années
1930, comme l’euro maintenant, et que la gauche échoue à trouver sa place,
les nazis se portent bien.
Même dans un pays fort d’une puissante tradition de résistance de
gauche, comme la Grèce ?
Pensez à un pays doté dans les années 1920 d’une forte tradition de
gauche… l’Allemagne.
NOTES
1. Y. Varoufakis, « Something is rotten in the eurozone kingdom »,
Financial Times, 28 juillet 2015.
2. K. Marx, Le 18 Brumaire de
Louis Bonaparte.
Entretien traduit par Adeline Baldacchino, Alexis Gales, Cihan Gunes,
Dimitri Courant, Jules Girard, Julien Chanet et Sarah Kilani.
Source: Reproduction avec l’aimable autorisation de la
revue BALLAST.
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