Lorsque la démocratie dépérit, cela revient à admettre que de nouvelles
entités – pouvant être commerciales et privées- sont potentiellement en train
de récupérer les pouvoirs et l’autorité qui reviennent au pays concerné.
Nous vivons actuellement sous ce régime. Ne pas intégrer ce concept
revient à ne pas comprendre les mutations et les bouleversements
sociologiques environnants.
Récemment, les autorités « suprêmes » de deux pays -Suisse et
France- ont été sévèrement reprises par des organismes
« INDEPENDANTS » des États auxquels ils sont supposés être
rattachés.
Le Conseil fédéral défendait récemment une loi soumise à votation. Elle
concernait l’imposition des entreprises et les cadeaux fiscaux extravagants
qu’il souhaitait leur offrir. Des modules faits sur mesure à l’industrie
pharmaceutique, les big pharmas, ne devaient être compris que par les
bénéficiaires eux-mêmes tant les textes alambiqués étaient illisibles pour le
commun des mortels et donc des votants.
Les spin doctors étaient de sortie pour en minimiser l’impact sur les
finances publiques et pour menacer de la perte d’emplois en cas de refus par
le petit peuple. Évidemment que les spin doctors au service du Conseil
fédéral et probablement des lobbies ont omis de faire part du sponsoring
offert à l’année sous différentes formes de soutiens aux entreprises financés
par l’argent du contribuable!
Les spin doctors avaient oublié de dire que les entreprises se servent en
Suisse goulûment en matière de Recherche et Développement et vont à
l’étranger pour passer en phase industrielle. Toute l’infrastructure coûteuse
des Universités, HES, Ecoles Polytechniques, HEC, des pôles technologiques et
autres arrangements cantonaux et fédéraux ne recevaient pas de contreparties.
Les spin doctors, les as ès-manipulations des votations auraient pu
gagner. Mais c’était sans compter avec les ennemis tapis à l’intérieur des
arcanes du pouvoir!
Un personnage inattendu a émergé d’un jour à l’autre sur la scène
médiatique. Mme Eveline Widmer-Schlumpf, ancienne conseillère fédérale des
Finances, a alerté le bon peuple sur les méfaits de cette réforme fiscale
(RIE III). Ce que Madame a oublié de préciser, c’est que c’est elle-même qui
avait initié cette réforme quelque temps avant de démissionner. Il fallait
oser venir critiquer ses anciens collègues… C’est fait!
Un autre imprévu dans la vie de ce Conseil fédéral qui se définit comme
l’autorité suprême de la Suisse est venu achever de le décrédibiliser.
L’auteur en question est le Contrôle fédéral des finances,
un des multiples offices fédéraux qui ont été discrètement détachés de
l’administration publique et qui ont été rendus INDEPENDANTS.
Cet organisme, lui-même contrôlé récemment par la COUR DES COMPTES
ALLEMANDE s’il vous plaît, n’a pas eu de mots assez durs envers le conseil
fédéral. A le lire, cet organisme qui défend la réputation de la Suisse est
incompétent. Voilà ce que nous lisions dans la TDG:
La Cour des comptes française, autre organisme détaché de l’administration
publique française étrille l’État en tant qu’actionnaire et met toute la
pression possible afin de faire mettre en place la réforme qui n’est autre
que le transfert, aux entreprises privées de la haute finance internationale,
de son portefeuille-actions au travers d’un programme de cessions!
Pour cela des dysfonctionnements majeurs sont relevés. Ils sont nombreux
et contradictoires. Un exemple tout simple concerne le cumul de fonctions
entre l’État actionnaire et en même temps régulateur. Le rapport ne semble
pas se souvenir que les autorités de régulation sont elles-mêmes des entités
de l’administration décentralisée, à l’image donc de la cour des comptes
elle-même…
Le rapport relève aussi l’hypertrophie du secteur public en France, qui
représente près de 800.000 salariés. Ce constat est repris par le patron du
Medef dans son programme pour la France. M Gattaz plaidait récemment dans le
Figaro pour « ne remplacer qu’un départ à la retraite sur trois
dans les trois fonctions publiques (État, collectivités et hôpitaux), afin de
maîtriser les dépenses publiques. Il veut aussi aligner le temps de travail
des fonctionnaires sur le privé. »
Par un jeu d’éclatements et d’autonomisation des institutions publiques,
la tête gouvernant les États en perd toujours plus le contrôle et finit par
devenir rachitique et passablement atrophiée. Elle semble de plus en plus
prendre l’eau de toutes parts emportant avec elle l’État lui-même en tant
qu’entité.
Cette observation de transfert des pouvoirs publics au privé n’est rien
d’autre qu’une éclipse de la gouvernance publique traditionnelle au profit
des… corporations et leurs lobbies (ONG comprises)…
Le texte du colloque du 18 juin du Comité Orwell
22
juin 2016 ~ Comité
Orwell
A retrouver également sur le site de Causeur
Je vais vous raconter une histoire. Une histoire belge. Plus encore,
l’histoire d’un symbole national belge, la mayonnaise qui accompagne les
frites servies dans les baraques et les brasseries, et dont la recette
traditionnelle fait la fierté de nos voisins. Récemment, un arrêté royal a
autorisé à dénommer mayonnaise une préparation contenant 70 et non plus 80%
d’huile, et 5 et non plus 7,5% de jaune d’œuf. La raison de cette
modification est la demande adressée par l’industrie pour pouvoir rester
compétitive face à la concurrence étrangère, qui propose des produits moins
chers. Tollé chez les Belges qui dénoncent le dumping, la perte de qualité au
nom du profit et protestent en invoquant la tradition, l’identité de leur
cher pays qui serait menacée par les assauts de la modernité.
Cette histoire est une parabole chimiquement pure des conséquences d’une
mondialisation dérégulée sur un corps politique : impression de
dépossession et réaffirmation identitaire. Il y a fort à parier que nos amis
belges seront considérés par certains faiseurs d’opinion comme de
sympathiques ringards, ou, au pire, d’ignobles chauvins en pleine dérive
populiste et identitaire. On leur répondra que c’est le marché qui décide,
que si le consommateur préfère payer sa mayonnaise moins cher, c’est l’essence
même du libéralisme, et qu’ils ne voudraient tout de même pas interdire la
mayonnaise sans huile et sans œufs. Bolchéviques, va ! Et puis, si l’on
n’y prend garde, avec ces histoires de mayonnaise, on va finir par parler
protectionnisme, et autres lubies xénophobes. Le repli l’aura emporté sur
l’ouverture, la haine sur la générosité et l’accueil. De quel droit est-ce
qu’ils préfèrent leur mayonnaise, ces Belges ?
Alors nous y sommes. Parler de
souveraineté a-t-il encore un sens dans un monde globalisé ? C’est
la question qui nous rassemble et il n’y a pas de hasard à la poser en un 18
juin, 76 ans après un appel qui prenait justement acte de la dimension
mondiale de la guerre pour en appeler à la légitimité face à la légalité qui
s’était exprimée la veille à travers la demande d’armistice du Maréchal
Pétain. Nous y reviendrons, mais l’homme du 18 juin est aussi celui qui
déclarera le 27 mai 1942 : « La démocratie se confond exactement,
pour moi, avec la souveraineté nationale. La démocratie, c’est le
gouvernement du peuple exerçant la souveraineté sans entrave. »
Parler de souveraineté quand le territoire national est occupé, quand l’État
et ses rouages ont choisi de collaborer avec l’ennemi, voilà qui est
compréhensible. Mais aujourd’hui ? Est-ce que ça ne relèverait pas d’une
vieille rengaine masquant des obsessions plus coupables ?
Le danger souverainiste selon Joffrin, Attali, FOG, BHL…
Il y a déjà plusieurs années que le qualificatif
« souverainistes » est accolé à ces inclassables qui naviguent
entre la droite et la gauche et à qui l’on a fait rendre gorge de la
tonitruante victoire du 29 mai 2005. Souverainistes, c’est quand on ne dit
pas « nationaux-républicains » ou autres joyeusetés. Mais
souverainistes, ça ne dit pas grand-chose au plus grand nombre. Seulement le
terme a ressurgi. Souvenez-vous, c’était à l’automne dernier. Libération décide de consacrer une une à Michel
Onfray après son interview dans le Figaro. Et le philosophe
est accusé d’avoir dérivé vers l’extrême droite, de s’abandonner à des idées
nauséabondes, rances, et tout autre adjectif cher à nos anti-fascistes au nez
sensible. Quelques jours plus tard, après diverses passes d’armes par médias
interposés, Laurent Joffrin lâche l’argument ultime : Onfray
est sur « la pente glissante du souverainisme ». Une
pente qui amène à « défendre la nation au nom de la justice
sociale », mais qui, nous dit le débusqueur de déviants, « finit
toujours par préférer la nation à la justice sociale ». Qui prétend
protéger son peuple pour mieux détester les autres. Qui rêve de frontières
quand il faudrait tendre la main, ouvrir le cœur… Amen.
Le souverainisme, voilà l’ennemi. Dans un journal censément de gauche
comme Libération, mais aussi dans un journal de droite libérale
comme le Point. Il suffit de lire un seul éditorial de Franz-Olivier
Giesbert (c’est déjà un effort) pour s’apercevoir qu’il est parti en croisade
contre le souverainisme, ce nouveau fléau (parti est bien le terme : on
l’a perdu depuis longtemps). Mais on pourrait citer également Bernard-Henri
Lévy chez qui la lutte contre le souverainisme relève de l’exorcisme. Jacques
Attali, très fier de sa dernière trouvaille, une réplique qu’il ressort dans
chaque émission, face à chaque journaliste esbaudi : « Qu’est ce que
c’est que cette histoire de racines. Nous ne sommes pas des radis. »
Pas des chênes non plus, apparemment.
C’est donc tellement dangereux, le souverainisme, qu’il faille dégainer
l’arsenal intellectuel, tout ce que le pays compte de brillants
esprits ? Le souverainisme, c’est la guerre, la haine de l’Autre, le
repli identitaire. Le souverainisme, ce sont les heures les plus sombres de
notre histoire. Bon, le mot n’existait pas, mais on comprend. Le
souverainisme occupe dans le vocabulaire politique contemporain la même place
que le populisme. Il veut désigner une sorte de manipulation des masses par
un discours démagogique et dont ses auteurs sauraient parfaitement combien
son application serait soit impossible soit éminemment dangereuse pour
l’avenir du pays.
Le libre-échange apporte la paix, bien entendu !
Parce que tel est bien le sujet qui les préoccupe. Bien plus que la
dimension morale mise en avant pour rejouer la pantomime de l’antifascisme.
Le souverainisme est condamnable parce qu’il s’oppose à la marche du monde, parce
qu’il prétend refuser l’inéluctable, qui est aussi le seul destin
souhaitable. Nous sommes bien d’accord, la morale n’a pas grand-chose à voir
avec tout cela. On parle de choses sérieuses. On parle d’économie. Le
souverainisme se promène en général dans les articles et les sermons
audiovisuels accompagné de son corollaire tout aussi sulfureux : le
protectionnisme. Et les deux sont dangereux, car ils apportent la guerre
quand le libre-échange, le « doux commerce » cher à Montesquieu, apporte
la paix et la concorde entre les peuples.
Il est d’ailleurs intéressant de constater que ce qui nous est proposé
comme modèle, l’extension du libre-échange à travers différentes structures
supra-nationales pour accompagner la mondialisation des échanges et la
globalisation des normes et des cultures, nous est présenté à la fois comme
bon moralement et comme inéluctable. Bon parce qu’inéluctable ? On nous
demande de nous en réjouir parce que, de toute façon, nous n’avons pas le
choix et qu’il faudra bien vivre dans ce monde-là ? Nos élites
politico-médiatiques sont leibniziennes : elles nous proposent le
meilleur des mondes possibles et ne lésinent pas sur les moyens de nous en
convaincre.
Mais deux problèmes se posent à tout esprit un minimum éveillé. Le
premier : en quoi cette globalisation qui détermine actuellement
l’organisation de nos économies et, par capillarité, l’ensemble de nos modes
de vie, est-elle inéluctable ? La mondialisation, c’est-à-dire
l’augmentation des échanges et de la circulation des individus, existe à
différentes échelles depuis Alexandre le Grand. Elle est un fait. Un fait qui
découle aujourd’hui du développement des moyens de transports et de la
révolution technologique qui transforme les informations et les capitaux en
flux. Et l’on peut ajouter que la troisième révolution industrielle, celle de
l’informatique, lui donne une dimension qui n’a plus rien à voir avec ce qui
a précédé. Très bien. Mais la globalisation, c’est-à-dire l’uniformisation
des normes et du droit pour faciliter le flux et étendre une conception
unique de l’organisation des sociétés humaines, est-elle de l’ordre de la
nécessité ? Pour le dire autrement, était-il obligatoire d’accompagner
la mondialisation d’un mouvement de dérégulation massif qui profite aux
acteurs dominants que sont les multinationales majoritairement
anglo-saxonnes ?
L’économie, comme la physique, serait une science dure !
Leibniziens, nos dirigeants : ce qui est ne pouvait pas ne pas être…
Je vous invite à lire sur le blog de Coralie Delaume, l’Arène nue, la traduction d’un passionnant article publié dans le Guardian. Il est signé George Monbiot et il
nous prouve que ce sont les médias anglo-saxons qui nous en remontrent en
matière de liberté de ton et de profondeur d’analyse. On cherchera vainement
un équivalent, sur une telle longueur, appuyé sur une démonstration
historique précise, dans la presse française. Que nous dit cet article ?
Que l’idéologie qui domine nos vies nous est à peu près inconnue parce
qu’elle ne se présente pas comme une idéologie mais comme un fait de nature. « Les
tentatives visant à limiter la concurrence, nous dit Monbiot, sont
considérées comme des dangers pour la liberté. L’impôt et la réglementation
sont considérés comme devant être réduits au minimum, les services publics
comme devant être privatisés. L’organisation du travail et la négociation
collective par les syndicats sont dépeints comme des distorsions du marché
qui empêchent l’établissement d’une hiérarchie naturelle entre les gagnants
et les perdants. L’inégalité est rhabillée en vertu : elle est vue comme une
récompense de l’utilité et un générateur de richesses, lesquelles richesses
ruisselleraient vers le bas pour enrichir tout le monde. Les efforts visant à
créer une société plus égalitaire sont considérés comme étant à la fois
contre-productifs et corrosifs moralement. Le marché est supposé garantir que
chacun obtienne ce qu’il mérite. » Le néolibéralisme fut pourtant
assumé comme tel, sous ce nom, par ses concepteurs, Ludwig von Mises et Friedrich
Hayek en 1938. Mais depuis, il a disparu. Quand vous prononcez ce mot dans
les médias, certains se gaussent. Vous traitent quasiment de complotiste, en
tout cas d’aimable plaisantin qui, bien sûr, ne connaît rien à l’économie.
Parce que l’économie est une science. Une science dure. Elle s’appuie sur des
lois aussi évidentes et nécessaires que les lois de la physique. La
concurrence et l’autorégulation des marchés, c’est la loi universelle de la
gravitation.
Du coup, un doute nous saisit. Et c’est le second problème posé par cette
idéologie dominante. Si la globalisation relève de la fatalité, il n’y a rien
à choisir. Il n’y a pas de liberté possible face à la nécessité. Mais alors,
sommes-nous encore en démocratie ? On nous demande de désirer ardemment
ce qui nous est de toute façon présenté comme notre destin, sans
échappatoire, parce que dans ce désir que nous développerions se trouverait
l’illusion du choix, l’illusion de la liberté. En rhétorique
journalistico-politique, cela donne des choses du genre : « Nous
sommes les seuls à rêver encore qu’on peut – au choix – maintenir un tel
niveau de charges, et donc de protection sociale, conserver des services
publics non ouverts à la concurrence… », « Nos voisins, eux, se
portent très bien… » On l’a bien compris, « il n’y a
pas d’alternative ». Il est assez croustillant d’entendre cette
antienne thatchérienne reprise aujourd’hui par un ministre de l’Economie
« de gauche », poulain de Jacques Attali, ancien conseiller d’un
président de la République de gauche, qui proposait de changer la vie et pour
qui Margaret Thatcher incarnait un repoussoir absolu. Il est vrai que le même
Emmanuel Macron fut rapporteur de la commission Attali à l’origine de la
« loi pour la libération de la croissance » mise en place par
Nicolas Sarkozy. Qui n’en appliqua que quelques recommandations car il
jugeait l’ensemble trop libéral. En effet, il n’y a pas d’alternative.
Politiquement, du moins.
Où est passé le politique ?
Mais s’il n’y a pas d’alternative, où est la liberté ? Où est le
politique ? Qu’il faille tenir compte des contraintes du réel est une
évidence et la liberté est limitée par le réel. Mais encore faut-il se mettre
d’accord sur le réel, ses lois et les limites qu’elles imposent. Et l’on voit
mal comment des gens qui adhèrent à un économisme dont l’objet est de se
présenter comme le fruit de lois naturelles, peuvent encore se faire passer
pour libéraux quand ils finissent par nier toute forme élémentaire de
liberté.
La question sous-jacente est donc bien celle-là, celle de la démocratie.
Celle qui ressurgit à chaque fois qu’un dirigeant (en général pour des
raisons politiciennes, Cameron sur le Brexit, Jacques Chirac en 2005) prend
le risque démesuré de demander directement son avis au peuple par un
referendum. A vrai dire, c’est l’idée même de demander son avis au peuple qui
paraît alors irresponsable. On nous ressortirait presque la rhétorique sur
les « classes dangereuses ». Du moins a-t-on droit à la litanie
habituelle : populisme, démagogie face à un peuple incapable de juger en
connaissance de cause et qui, bien évidemment, se déterminera sur des
critères qui n’ont rien à voir avec la question posée. Comment voulez-vous,
ils n’y comprennent rien ces braves gens…
Démocratie, referendum, liberté des peuples de choisir leur destin… la
notion qui sous-tend ce débat est bien celle qui est au cœur de la réflexion
des irresponsables, des dangereux, vous savez, ces souverainistes
honnis : la souveraineté. Etre souverainiste, c’est assumer le fait que
ce concept de souveraineté est crucial pour quiconque prétend penser
l’organisation du corps social et politique dans un cadre à peu près
démocratique. Bref, pour qui entend répondre à l’économisme, nouvelle
idéologie dominante, par un concept politique.
Curieusement, ce concept vieux de quatre siècle semble devenu totalement
incompréhensible pour les dirigeants de nos vieux Etats-nations et pour les
commentateurs chargés d’analyser leurs décisions. Alors rappelons la
définition classique, celle de Louis Le Fur : « La
souveraineté est la qualité de l’Etat de n’être obligé ou déterminé que par
sa propre volonté dans les limites des principes supérieurs du droit et
conformément au but collectif qu’il est appelé à réaliser. »
La souveraineté est d’ailleurs définie au XVIème siècle par Jean Bodin pour
caractériser cette puissance d’un Etat qui ne peut se résumer aux vieux
concepts romains de potestas et auctoritas. Mais c’est à la
révolution qu’il prend tout son sens pour nous, Français. Parce qu’à la
souveraineté nationale, cette indépendance qui permet à une nation de se
déterminer sans dépendre d’une autre puissance, s’ajoute la souveraineté
populaire. Ce n’est plus le roi qui incarne la Nation et détermine son
destin, c’est le peuple qui est son propre souverain. Oxymore extraordinaire
que le peuple souverain ! Il n’est plus mineur. Il n’y a plus de sujets,
donc de soumis, mais des citoyens. Des citoyens qui constituent un corps
politique et déterminent par la délibération le bien commun, qui ne se réduit
pas à la somme de leurs intérêts particuliers. Des citoyens qui se
choisissent en conscience un destin commun.
Cela s’appelle la République, et c’est la forme que prend chez nous la
démocratie. Car il est bien question de démocratie. Et de Gaulle prend soin
de le préciser dans la Constitution de 1958 : « Article 2 : La
devise de la République est “Liberté, Égalité, Fraternité”. Son principe est
: gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Article 3 :
La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants
et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne
peut s’en attribuer l’exercice. » Globalisation ou pas, révolution
technologique ou pas, il n’est pas de démocratie sans l’exercice par le
peuple de la souveraineté nationale.
Pourquoi vouloir distinguer souveraineté nationale et souveraineté
populaire ?
Et l’on en connaît qui prennent des pincettes, qui tournent autour du pot,
qui construisent des raisonnements byzantins pour distinguer souveraineté
nationale et souveraineté populaire, la seconde leur semblant plus
respectable, plus « gauche bon teint ». Parce que dans souveraineté
nationale, il y a nation, et de la nation, on glisse facilement vers le
nationalisme, surtout en une époque où les journalistes sont devenus commentateurs
de patinage artistique et s’emploient essentiellement à juger des glissades
et autres dérapages des uns et des autres. Mais brisons là. Quel peuple peut
se dire souverain dans une nation entravée, sous domination ? Quel
peuple décide de son destin quand le champ de sa souveraineté est borné à
quelques domaines réservés ? Se cacher derrière son petit doigt dans
l’espoir de n’être pas chassé du camp du Bien a quelque chose de pathétique.
Et puis il y a ceux qui font semblant de ne pas comprendre.
« Souveraineté ? Comme ce terme est vague. Mais qu’est-ce que vous
entendez par là ? Ne sommes-nous pas libres dans un système démocratique
garanti par la Constitution ? Pourquoi s’accrocher à un
mot ? » Pour les vrais atrophiés du cervelet et les faux idiots,
il est une façon simple de résumer les choses. C’est d’ailleurs celle
qu’emploie Michel Onfray depuis qu’il a décidé d’assumer son souverainisme.
Il l’explique dans son dernier livre, le Miroir aux alouettes. Il
suffit de demander à nos aimables contradicteur quel est le contraire de
souverain. Les antonymes de souverain sont : subordonné, esclave,
domestique, sujet, soumis, vassal. Au moins, les choses sont claires. Je vous
renvoie d’ailleurs également – et surtout – au livre de Jacques Sapir, Souveraineté,
démocratie, laïcité.
On nous répondra bien sûr que tout cela relève du fantasme, que nous
sommes en démocratie, dans un pays indépendant dont les gouvernements élus
mènent les politiques. Il n’y a pas de sujet. Tout au plus avons-nous concédé
quelques délégations de souveraineté à une entité supranationale, mais elle
aussi démocratique puisque nous en élisons le parlement, et uniquement dans
des domaines aussi restreints que la monnaie et le budget. Une paille.
Maastricht ou l’enterrement de 1789
Il n’est besoin que de réécouter le
magistral discours de Philippe Séguin devant l’assemblée nationale le 5 mai
1992 pour comprendre ce qui s’est joué lors du Traité de Maastricht, et
qui est à l’origine d’une partie des crises qui minent le pays. Philippe
Séguin soulignait que le fondement de notre Etat de droit, depuis deux
siècle, est dans cette idée que la souveraineté nationale appartient au
peuple, de sorte que ses représentants, l’Assemblée nationale en
l’occurrence, n’ont aucune compétence à se dessaisir de leur pouvoir
législatif et à valider par avance des textes qui n’auront même pas à être
ratifiés par eux. « Aucune assemblée ne peut déléguer un pouvoir
qu’elle n’exerce qu’au nom du peuple. » Ce que le peuple a fait,
seul le peuple peut le défaire. En ce sens, nous dit-il, 1992 est
l’enterrement de 1789.
Caricature ? Dramatisation loufoque ? On nous répond d’abord que
cette délégation de pouvoir est limitée. Elle ne concerne que certains
domaines. L’Etat conserve ses missions régaliennes. La souveraineté
monétaire, ce n’est rien, ça ne détermine pas l’identité collective. Philippe
Séguin répondait par avance : la souveraineté est une notion globale et
indivisible, comme un nombre premier. La découper, c’est la vider de sa
signification. Le dernier à l’avoir fait était Brejnev en 1968 avec son
concept de « souveraineté limitée » appliqué aux démocraties
populaire. Ce qui signifiait ni souveraineté ni démocratie…
On nous répond également que ces délégations de souveraineté sont
temporaires. Tiens donc. Pourtant, quand il s’est agit de suggérer que la
Grèce devrait quitter, même temporairement, la zone euro, la réponse a été
unanime : c’est impossible. Ça n’est pas prévu par les traités. Vous
savez, le fameux « il n’y a pas de plan B ». Les plus
batailleurs brandissent le fameux article 50 du traité de Lisbonne, qui
prévoit une éventuelle sortie au bout de deux ans de négociations et d’une
décision à l’unanimité des membres. Une usine à gaz propre à décourager les
plus téméraires. Non, une fois qu’on est entré, on ne sort plus. D’où
l’indignation de ces braves gens quand les Britanniques se permettent de
voter sur le Brexit. Mais de quel droit s’autorisent-ils ce que nous nous
sommes interdit ?
La base de la démocratie, c’est que le peuple peut changer d’avis
Quel que soit le résultat du referendum, jeudi prochain, c’est ce vote en
lui-même qui constitue la plus majeure des transgressions. Parce qu’il nous
rappelle ce qu’est un contrat : une délégation temporaire de
souveraineté en échange d’avantages ou de protection. Temporaire, tel est
bien l’enjeu. La base de la démocratie, c’est que le peuple peut changer
d’avis. Nulle génération ne peut enchaîner les suivantes, leur interdire d’exercer
leur propre souveraineté. Ce qui a été fait, donc, doit pouvoir se défaire.
Sans quoi il n’est pas de démocratie. La désormais fameuse sentence de
Jean-Claude Junker – dont la plus grande vertu est d’exprimer sans complexe
ce que d’autres préfèrent recouvrir d’un voile pudique – ce « il n’est
pas de choix démocratique en dehors des traités européens » résume
l’idée que ces gens se font de la démocratie.
D’autant que ce transfert sans retour des compétences de l’Etat ressemble
fort à un cercle vicieux. On se souvient de la merveilleuse rhétorique
soviétique : le goulag, le cauchemar, les pénuries, c’est parce que le
processus n’est pas arrivé à son terme et que le paradis communiste n’est pas
encore totalement bâti. La technocratie ? Elle n’est qu’un mal
provisoire pour préparer cet avènement. Le principe vaut pour toutes les
idéologies et la construction de l’Europe néo-libérale en est une dans toute
la pureté de sa définition et de ses conséquences. Elle a ses zélotes et ses
prophètes. Ses grands inquisiteurs, aussi.
Réécoutons un instant le discours de Philippe Séguin : « Quand,
du fait de la monnaie unique, le coût de la dénonciation des traités sera
devenu exorbitant, le piège sera refermé. Craignons alors que les sentiments
nationaux, à force d’être étouffés, ne s’exacerbent jusqu’à se muer en
nationalisme. Car rien n’est plus dangereux qu’une nation trop longtemps
frustrée de la souveraineté par laquelle s’exprime sa liberté, c’est-à-dire
son droit imprescriptible à choisir son destin. » Il y aura fallu
moins de vingt-cinq ans. Mais nous y sommes. Et le seul argument qui reste
aux grands prêtres de l’Union européenne est de renverser l’ordre des causes
et des conséquences. Le mal, c’est ce nationalisme préexistant, et que l’on
n’a pas assez écrasé. Donc, il faut protéger l’Europe contre ses propres
démons. Ils plaideront les meilleures intentions du monde : éviter à des
peuples abrutis bernés par des démagogues sans vergogne de sombrer dans une
récession tragique et, qui sait, dans des guerres sanglantes.
On ne renonce pas impunément à la souveraineté
C’est oublier que la récession, nous y sommes. Et que les maux dont nous
souffrons, chômage de masse, déficit de la balance commerciale,
désindustrialisation massive, étaient prédits par tous ceux qui avaient
correctement analysé ce que signifie le processus d’intégration dans une
monnaie unique d’un espace économique hétérogène. Et les souffrances
engendrées par ce naufrage économique font naître des tensions dont nous
voyons en ce moment la traduction. Parce qu’on ne renonce pas impunément à la
souveraineté.
Comment imaginer qu’un corps politique qui a renoncé à ce qui fait sa
raison d’être puisse ne pas imploser ? C’est à cette fragmentation que
nous assistons. Fragmentation du corps politique, de la communauté nationale,
largement encouragée par ceux qui ont intérêt à définitivement achever ces
Etats-nations empêcheurs de commercer en rond. Au profit d’une autre
souveraineté ? On connaît le mythe d’une citoyenneté européenne qui devrait
se substituer par miracle aux citoyennetés nationales. C’est faire peu de cas
de l’Histoire. C’est ne pas comprendre que la constitution d’une Nation à
travers l’émergence d’un peuple sur un territoire déterminé est un processus
lent et complexe et surtout impossible à reproduire artificiellement en
l’espace de quelques années.
Reste le processus inverse. Pour se débarrasser des vieux Etats-nations et
de leur encombrante démocratie, saper ce qui en est le corps vivant, le
peuple comme entité politique. Ce peuple qui naît en France de l’intégration
de populations diverses à une histoire et une géographie, à un ensemble de
valeurs et de modes de vie, sans lesquels il n’est que des individus
juxtaposés dans une entité administrative neutre régie par le droit et le
marché. L’accomplissement du rêve thatchérien : « Je ne connais pas
la société, je ne connais que des individus. » Tout ce qui fracture
la communauté nationale, tout ce qui efface la culture commune de citoyens
dont les identités diverses étaient jusqu’à présent transcendées par
l’appartenance commune à la Nation, sert les intérêts d’un système dont le
but est fondamentalement anti-démocratique.
Jusqu’à preuve du contraire, il n’est pour l’instant de véritable exercice
de la démocratie que dans le cadre des Etats-nations. Nous avons donc
remplacé la souveraineté nationale par… rien. Par un vide que vient remplir
une inflation technocratique chargée de masquer la réalité de ce système, son
objet principal : favoriser les intérêts d’entités privées et déterritorialisées,
de Google à Monsanto en passant par Amazon, Apple, Philipp Moris… ces
multinationales qui ont quelques 15 000 lobbyistes à demeure à Bruxelles et
qui s’appliquent pour l’heure à dicter à la Commission des traités de
libre-échange permettant de lisser l’espace économique et d’imposer pour les
décennies futures les normes et le droit américain.
Les efforts de quelques vigies ont déjà permis de faire prendre conscience
de l’absence totale de transparence qui entoure les négociations et qui constitue
en elle-même un total déni de démocratie. Mais le principe d’irréversibilité
que nous évoquions tout à l’heure y est également à l’œuvre avec une
détermination admirable, à travers ce qu’on appelle les effets de cliquet.
Tout ce qui aura été négocié ne pourra plus être révisé, même par un
gouvernement nouvellement élu. « Il n’est pas de choix démocratique
en dehors des traités européens »…
L’économisme, ce totalitarisme
L’économisme, cette idéologie de réduction des différents champs de
l’action humaine à leur dimension économique, n’est donc rien d’autre qu’un
totalitarisme d’autant plus efficace qu’il repose sur le consentement des
individus. Qui serait contre la prospérité ? Qui serait contre la
liberté ? Même quand la liberté dont il est question n’est qu’une
privation des libertés politiques fondamentales qui font le citoyen au profit
de la liberté minimale du consommateur, celle de choisir entre deux produits
en fonction de ses pulsions immédiates et de son intérêt à court terme.
Et c’est sans doute le dernier élément qui permet de comprendre
l’articulation entre souveraineté et démocratie : il n’est pas de
souveraineté du peuple sans souveraineté des individus, c’est-à-dire sans la
capacité à exercer leur libre arbitre et à forger leur jugement sans dépendre
d’autrui. Pour le dire autrement, il n’est pas de démocratie sans éducation
du peuple. Rien de plus efficace, donc, pour délégitimer le peuple que de
détruire le principal outil de son émancipation : l’instruction
publique.
Il n’y a aucun hasard à voir les différentes réformes de l’éducation
nationale remplacer la transmission des savoirs universels dont Condorcet
faisait la condition de la formation d’hommes libres par une évaluation des
compétences, terme importé de la formation professionnelle et inspiré des
recommandations de l’OCDE et de la Commission européenne en matière
d’éducation. L’éducation, domaine supposé régalien, dans lequel, nous
explique-t-on, la France n’a pas opéré de transfert de compétences (sous
entendu : elle est responsable de ses échecs). L’éducation qui est en
fait l’un des principaux champs d’expérimentation pour cette extension du
domaine de l’efficience économique. Il n’est besoin que de rappeler le Livre
Blanc de la Table ronde des Entreprises Européennes en 1995 : « L’éducation
doit être considérée comme un service rendu aux entreprises. »
Les compétences, c’est ce qui permettra de former des employés adaptables
(d’augmenter, pour utiliser le jargon en vigueur, leur « taux
d’employabilité »). Les mêmes sur quelque lieu de la planète que ce
soit, puisqu’il n’est plus question de peuple ou de nation, ces réalités du
monde ancien. Des employés qui, pour se délasser, pourront offrir à Coca Cola
un peu de leur temps de cerveau disponible, sur lequel les chaînes de télévision
font leur beurre.
L’articulation entre souveraineté nationale, souveraineté populaire et
souveraineté des individus est donc indispensable pour former un authentique
système démocratique. Et, à moins d’estimer que la mondialisation des
échanges implique la disparition nécessaire de la démocratie, on conviendra
que rien ne justifie son abandon au profit d’une technocratie
déterritorialisée. Bien au contraire, il n’est de mondialisation
véritablement bénéfique qu’organisée et régulée. Que ce soit sur le plan des
barrières douanières (les Etats-Unis ne se sentent nullement gênés de prévoir
des droits de douane de 522% sur l’acier chinois, quand l’Union européenne
les fixe à 20%), ou que ce soit sur le plan du droit, à travers les
réglementations visant notamment les produits agricoles protégés par une
appellation d’origine. Si la mondialisation est un fait, la globalisation est
une idéologie. Et comme toute idéologie, elle nécessite d’être explicitée, de
voir analyser ses ressorts et ses présupposés.
« Quand on est couillonné, on dit : “Je suis couillonné. Eh bien, voilà,
je fous le camp !” »
Mais pour résumer ce que doit être l’exercice par une nation de sa
souveraineté, c’est encore le Général de Gaulle qui en a le mieux explicité
les contours face à Alain Peyrefitte : « C’est de la rigolade !
Vous avez déjà vu un grand pays s’engager à rester couillonné, sous prétexte
qu’un traité n’a rien prévu pour le cas où il serait couillonné ? Non. Quand
on est couillonné, on dit : “Je suis couillonné. Eh bien, voilà, je fous le
camp !” » Ce sont des histoires de juristes et de diplomates, tout
ça. »
Nous sommes, au Comité
Orwell, une
association de journalistes. Parce que nous estimons qu’appartient à
notre profession le soin d’expliciter les ressorts de toutes les idéologies,
de mettre au jour les processus qui sont à l’œuvre derrière l’apparence des
événements. Il appartient à notre profession, non pas seulement de commenter
les manifestations contre la loi travail, les violences qui en découlent ou
l’impuissance des gouvernants, mais de mettre en avant l’ensemble des
phénomènes qui concourent à délégitimer un Etat qui, parce qu’il a depuis
longtemps renoncé à sa souveraineté, n’est plus qu’une institution fantôme
incapable de contrer les forces centrifuges qui déstructurent la société. Il
appartient à notre profession de ressortir les différents textes de la
Commission européenne ou d’autres instances supranationales réclamant une
harmonisation du droit du travail pour œuvrer à la convergence des économies
(ce que, une fois encore, prévoyait Philippe Séguin dans son discours de mai
1992). Il appartient à notre profession de ne pas seulement disserter sur la
question de savoir si les opposants à la réforme du collège sont d’affreux
réactionnaires, mais de décrire avec précision tous les ressorts de la
transformation de l’Education nationale en auxiliaire de l’idéologie
utilitariste, à rebours de tout le projet de l’école républicaine. Il
appartient à notre profession de ne pas être tributaire du flux des
informations et de la superficialité qu’il facilite, mais de décrire les
rouages, d’éclairer les infrastructures et non pas seulement les
superstructures, pour parler en termes marxistes. Comme l’a dit très
judicieusement Lincoln, « on peut mentir tout le temps à une partie
du peuple, on peut mentir à tout le peuple une partie du temps, mais on ne
peut pas mentir tout le temps à tout le peuple. » A moins de
changer le peuple de temps en temps.
Alors il nous appartient d’offrir un peu de résistance. Profitons-en, nous
sommes aujourd’hui le 18 juin. Et ce mois de juin 2016 a des airs de débâcle,
comme un certain mois de juin 1940. La souveraineté, la démocratie,
l’émancipation des peuples : quel plus beau programme ?