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La plupart
de nos contemporains sont très critiques sur ce qu'ils appellent
« l'inégale distribution des richesses ». La
justice, telle qu'ils la voient, réclamerait une situation dans laquelle
personne ne bénéficierait de ce qui est considéré
comme un luxe superflu tant que d'autres continueraient à manquer des
biens nécessaires pour préserver la vie, la santé et la
bonne humeur. La condition idéale de l'humanité serait,
prétendent-ils, une distribution égale de tous les biens de
consommation disponibles. Comme méthode la plus radicale d'arriver
à ces fins, ils proposent l'expropriation radicale de tous les
facteurs matériels de production et la conduite de toutes les
activités de production par la société,
c'est-à-dire par l'appareil social de coercition et de contrainte plus
communément appelé gouvernement ou État. Les
partisans de ce programme socialiste ou communiste rejettent le
système économique capitaliste pour de nombreuses raisons. Leur
critique souligne le prétendu fait selon lequel ce système
n'est pas seulement injuste mais également intrinsèquement
inefficace, et est donc la cause ultime de toute la misère et la
pauvreté dont souffre le genre humain. Une fois que la mauvaise
institution de la propriété privée des facteurs de
production aura été remplacée par la
propriété publique, les conditions humaines deviendront
merveilleuses. Chacun recevra ce dont il a besoin. Tout ce qui sépare
l'humanité de cet état parfait sur terre réside dans
l'injustice de la distribution des richesses.
Le vice essentiel de
cette façon de traiter des problèmes fondamentaux du
bien-être matériel et spirituel des hommes peut se voir dans sa
préoccupation vis-à-vis du concept de distribution. Tel que
l'envisagent ces auteurs et ces doctrinaires, le problème
socio-économique consiste à donner à chacun son
dû, sa part équitable de ce que Dieu ou la nature a donné
à tous les hommes. Ils ne voient pas que la pauvreté est
« la condition initiale de l'espèce humaine »(1). Ils ne comprennent pas que tout ce
qui permet à l'homme d'élever son niveau de vie au-dessus de
celui des animaux est le résultat de son activité
planifiée. Le rôle économique de l'homme n'est pas de
distribuer des cadeaux dispensés par un donateur
bénévole, mais de produire. Il essaie de changer l'état
de son environnement de manière à rendre les conditions plus
favorables à la préservation et au développement de ses
forces vitales. Il travaille.
Précisément, répond le critique superficiel des
conditions sociales. C'est le travail et rien d'autre que le travail qui
produit tous les biens dont l'utilisation élève la condition de
l'homme au-dessus de celle de l'animal. Comme tous les produits
résultent du travail, seuls ceux qui ont travaillé devraient
avoir le droit d'en profiter.
Ce raisonnement
semblerait plutôt plausible pour peu que l'on se réfère
à des conditions et des circonstances régissant des êtres
fabuleux et non humains. Mais il se révèle la plus fatale de
toutes les illusions populaires quand on l'applique à l'Homo
sapiens. La grandeur de l'homme se manifeste dans sa pleine conscience du
flux temporel. L'homme vit consciemment dans un univers changeant: il
distingue, tôt ou tard, entre le passé, le présent(2) et le futur. Il fait des plans
pour influencer le cours futur des affaires et essaie de convertir ses plans
en faits. La planification consciente de l'avenir est une
caractéristique spécifiquement humaine. La provision opportune
pour des besoins futurs est ce qui distingue l'action humaine des
comportements de chasse des animaux ou des sauvages. La préméditation,
la prise en compte précoce des besoins futurs, conduit à
produire pour une consommation différée, à intercaler un
temps entre l'action et la jouissance du résultat associé,
à adopter ce que Böhm-Bawerk a appelé des méthodes
détournées de production. Aux facteurs de production
donnés par la nature, s'ajoutent les facteurs créés par
l'homme grâce au report de la consommation. L'environnement
matériel de l'homme et son style de vie sont radicalement transformés.
Il en sort ce qu'on appelle la civilisation humaine.
Cette civilisation
n'est pas l'accomplissement des rois, des généraux ou
d'autres Führers. Elle n'est pas non plus le résultat
du travail de « l'homme ordinaire ». Elle est le fruit
de la coopération de deux types d'hommes: ceux dont l'épargne,
c'est-à-dire la consommation différée, rend possible
l'utilisation de méthodes détournées demandant du temps,
et ceux qui savent comment mener de telles méthodes. Sans
l'épargne et sans les fructueuses tentatives pour utiliser
intelligemment cette épargne, il ne serait nullement question d'un
niveau de vie digne de l'homme.
L'épargne
simple, ce qui veut dire s'abstenir de consommer immédiatement afin de
permettre une plus grande consommation à une date ultérieure,
n'est pas une spécificité humaine. Certains animaux la
pratiquent aussi. Conduits par des désirs instinctifs, certaines
espèces animales s'engagent dans ce que nous devrions appeler une
épargne capitaliste si elle était faite en pleine connaissance
de ses effets. Mais l'homme seul a élevé le report intentionnel
de la consommation en un principe fondamental d'action. Il s'abstient
momentanément de consommer afin de pouvoir bénéficier
plus tard des services continus d'appareils qui n'auraient pas pu être
produits sans un tel report de la consommation.
L'épargne
consiste toujours à s'abstenir d'un type de consommation
immédiate pour rendre possible une augmentation ou une
amélioration de la consommation ultérieure. C'est
l'épargne qui accumule le capital, la désépargne qui
fait baisser le stock de capital disponible. En agissant, l'homme choisit
entre augmenter sa compétence par une épargne additionnelle et
réduire le montant de son capital en maintenant sa consommation
au-dessus d'un niveau qu'une comptabilité correcte considère
comme son revenu.
L'épargne
additionnelle tout comme la non-consommation d'une épargne
déjà accumulée ne sont jamais
« automatiques » mais toujours le résultat d'une
abstinence intentionnelle de consommation immédiate. Par cette abstinence,
l'épargnant s'attend à être pleinement
récompensé, soit en gardant quelque chose pour une consommation
ultérieure, soit en acquérant la propriété d'un
bien du capital.
Là où il
n'y a pas d'épargne, aucun bien du capital ne voit le jour. Et il n'y
a pas d'épargne sans but. Un homme diffère sa consommation pour
améliorer des conditions futures. Il peut vouloir améliorer ses
propres conditions ou celles de certaines autres personnes données. Il
ne s'abstient pas simplement de consommer pour le plaisir de quelqu'un
d'inconnu.
Il ne peut y avoir de
bien du capital qui ne soit pas possédé par un
propriétaire donné. Les biens du capital voient le jour en tant
que propriété d'un individu ou d'un groupe d'individus qui
pouvaient consommer certaines choses mais qui ont renoncé à
cette consommation pour une utilisation ultérieure. La façon
dont les biens du capital voient le jour comme propriété
privée détermine les institutions du système
capitaliste.
Bien entendu, les
héritiers actuels de la civilisation capitaliste élaborent
également le plan d'un corps social mondial qui obligerait chaque
être humain à se soumettre à tous ses ordres. Dans un tel
univers socialiste, tout serait planifié par l'autorité
suprême et ne serait laissée au
« camarade » individuel aucune autre sphère
d'action que la capitulation inconditionnelle devant ses maîtres. Les
camarades trimeront, mais tous les résultats de leur travail seraient
à la disposition de la haute autorité. Tel est l'idéal
du socialisme ou du communisme, également appelé de nos jours
planification. Le camarade individuel pourra jouir de ce que
l'autorité suprême lui donnera pour sa consommation et son
plaisir. Toute autre chose, tous les facteurs matériels de production,
seront possédés par l'autorité.
Telle est
l'alternative. L'humanité doit choisir: d'un côté la
propriété privée des facteurs matériels de
production. Dans ce cas la demande des consommateurs du marché
détermine ce qui doit être produit, en quelle quantité et
de quelle qualité. De l'autre côté tous les facteurs
matériels de production sont propriété de
l'autorité centrale et donc chaque individu dépend
entièrement de la volonté de celle-ci et doit obéir
à ses ordres. Seule cette autorité détermine ce qui doit
être produit, la nature et la quantité de ce que chaque camarade
a le droit d'utiliser et de consommer.
Si l'on ne permet pas
aux individus de garder comme leur propriété les choses
produites pour une utilisation temporairement différée, on
élimine toute incitation à créer ces choses et on
enlève à l'homme agissant la possibilité de
s'élever au-dessus du niveau des animaux non humains. Ainsi les
auteurs adversaires de la propriété (c'est-à-dire
socialistes ou communistes) doivent construire le cadre d'une
société dans laquelle tous les hommes sont forcés
d'obéir inconditionnellement aux ordres donnés par une
autorité centrale, par un grand dieu appelé État,
Société ou Humanité.
La signification sociale et la fonction économique de la
propriété privée ont été largement mal
comprises et mal interprétées parce que les gens confondent les
conditions de l'économie de marché avec celles des
systèmes militaristes vaguement mis sous le terme de
féodalisme. Le seigneur féodal était un conquérant
ou le complice d'un conquérant. Il était désireux
d'empêcher tous ceux qui n'appartenaient pas à son groupe de
vivre autrement qu'en le servant humblement, ou en servant un de ses
camarades de classe. Toute la terre – ce qui voulait dire dans une société
primitive quasiment tous les facteurs matériels de production –
était possédée par les membres de la classe
possédante, et n'était laissée aux autres, qui
étaient appelés avec dédain « les
vilains », aucune autre possibilité que la reddition sans condition
à la noblesse armée héréditaire. Ceux qui
n'appartenaient pas à cette aristocratie étaient des serfs ou
des esclaves et devaient obéir et trimer tandis que les produits de
leur labeur étaient consommés par leurs maîtres.
La grandeur des
habitants de l'Europe et de leurs descendants qui se sont établis dans
les autres continents a consisté à abolir ce système et
à lui substituer un état de liberté et de droits
civiques pour chaque être humain. Ce fut une longue et lente
évolution, souvent interrompue par des épisodes
réactionnaires, et de grandes parties du globe n'en sont encore
aujourd'hui que peu affectées. À la fin du XVIIIe
siècle, le progrès triomphal de ce nouveau système
social s'est accéléré. Sa manifestation la plus
spectaculaire dans la sphère morale et intellectuelle est connue comme
les Lumières, ses réformes politiques et constitutionnelles
appelées le mouvement libéral, alors que ses effets
économiques et sociaux sont habituellement rattachés à
la Révolution industrielle et à l'émergence du
capitalisme moderne.
Le traitement des
historiens sur les différentes phases de cette période,
jusqu'ici momentanée et importante de l'évolution humaine, tend
à se confiner à des investigations sur les aspects
spéciaux du cours des affaires. Ils négligent la plupart du
temps de montrer comment les événements des divers champs de
l'activité humaine ont été liés les uns avec les
autres et déterminés par les mêmes facteurs
idéologiques et matériels. Un détail sans importance
attire parfois leur attention et les empêche de voir les faits les plus
importants sous le bon éclairage.
Le résultat le
plus malheureux de cette confusion méthodologique peut se voir dans la
mauvaise et fatale interprétation actuelle des développements
politiques et économiques récents des nations
civilisées.
Le grand mouvement
libéral des XVIIIe et XIXe siècles cherchait à abolir
l'autorité des princes héréditaires et des aristocraties
et à établir l'autorité de représentants
élus du peuple(A). Tous les types d'esclavage et de
servitude doivent être abolis. Tous les membres de la nation devraient
bénéficier de leurs pleins droits et privilèges de
citoyens. Les lois et la pratique des représentants du gouvernement ne
devraient pas faire de discrimination entre les citoyens.
Le programme
révolutionnaire libéral est vite entré en conflit avec
un autre programme qui découlait des postulats des anciennes sectes
communistes. Ces sectes, dont plusieurs étaient inspirées par
des idées religieuses, avaient proposé la confiscation et la
redistribution des terres ou d'autres formes d'égalitarisme et de
communisme primitif. Leurs successeurs proclamaient qu'un état totalement
satisfaisant des conditions humaines ne pourrait être obtenu que quand
les facteurs matériels de production seraient possédés
et dirigés par la « société », et
les fruits des efforts économiques distribués également
parmi les êtres humains.
La plupart des auteurs
communistes(3) et révolutionnaires
étaient convaincus que ce qu'ils voulaient était non seulement
parfaitement compatible avec le programme ordinaire des amis d'un
gouvernement représentatif et de la liberté pour tous, mais en
était la continuation logique, l'achèvement de tous les efforts
fournis pour apporter le bonheur parfait aux hommes. L'opinion publique
était largement préparée à accepter cette
interprétation. Comme il était habituel d'appeler
« de droite » les adversaires de la demande
libérale(4) d'un gouvernement
représentatif et « de gauche » les groupes
libéraux, les groupes communistes (et plus tard les socialistes)
étaient considérés comme « plus à
gauche » que les libéraux. L'opinion populaire
commença à croire qu'alors que les partis libéraux ne représentaient
que les intérêts de classe égoïstes de la
bourgeoisie « exploiteuse », les partis socialistes
combattaient pour les véritables intérêts de l'immense
majorité, le prolétariat.
Mais tandis
que ces réformateurs ne faisaient que parler et élaborer des
plans fallacieux d'action politique, un des événements les plus
grands et les plus bénéfiques de l'histoire de
l'humanité était en cours – la Révolution
industrielle. Son nouveau principe – qui transforma les affaires
humaines plus radicalement que toute autre innovation religieuse,
éthique, légale ou technique ne l'avait fait auparavant –
était la production de masse destinée à une consommation
de masse, et non plus seulement à la consommation des membres des
classes aisées. Ce nouveau principe n'avait pas été inventé
par des politiciens ou des chefs d'État: pendant longtemps il ne fut
pas remarqué par les membres de l'aristocratie, de la petite noblesse
des patriciens urbains. Ce fut pourtant le tout début d'un âge
nouveau et meilleur pour les hommes quand certains, dans l'Angleterre
hanovrienne, commencèrent à importer du coton depuis les
colonies américaines: certains se chargèrent de la
transformation en biens de coton pour des consommateurs à faible
revenu, alors que d'autres exportaient ces mêmes biens vers les ports
de la Baltique pour les échanger contre du blé qui, en
Angleterre, apaisait la faim de pauvres affamés.
Le trait
caractéristique du capitalisme réside dans la dépendance
inconditionnelle des échangistes envers le marché, ce qui veut
dire envers la satisfaction la plus grande possible et au meilleur prix des
demandes les plus urgentes des consommateurs. Pour chaque type de production,
le travail humain est nécessaire comme facteur de production. Mais le
travail en tant que tel, aussi bien et consciencieusement
réalisé que possible, n'est rien d'autre qu'une perte de temps,
de matière et d'effort humain s'il n'est pas employé pour la
production de biens et de services qui, lorsqu'ils sont prêts à
être consommés, satisfont au mieux et au meilleur prix les demandes
les plus pressantes du public.
Le marché est
le prototype de ce qu'on appelle des institutions démocratiques. Le
pouvoir suprême est aux mains des acheteurs et les vendeurs ne
réussissent qu'en satisfaisant du mieux possible les désirs des
acheteurs. La propriété privée des facteurs de
production force les propriétaires – les entrepreneurs –
à servir les consommateurs. D'éminents économistes ont
appelé le marché une démocratie dans laquelle chaque sou
donne un droit de vote(B).
La démocratie politique et constitutionnelle ainsi que la
démocratie de marché sont toutes deux administrées selon
les décisions de la majorité. Les consommateurs, en achetant ou
en s'abstenant d'acheter, sont souverains sur le marché, comme les
citoyens au travers de leurs votes, lors de plébiscites ou
d'élections des représentants, sont souverains pour la conduite
des affaires de l'État. Le gouvernement représentatif et
l'économie de marché sont le produit du même processus
d'évolution, ils dépendent l'un de l'autre, et ils semblent
aujourd'hui disparaître ensemble dans la grande
contre-révolution réactionnaire de notre époque.
Pourtant, la
référence à cette homogénéité
frappante ne doit pas nous empêcher de nous rendre compte que, en tant
qu'instrument destiné à satisfaire les véritables
désirs et intérêts des individus, la démocratie
économique du marché est bien supérieure à la
démocratie politique du gouvernement représentatif(C). Il est en général plus
facile de choisir entre les termes d'une alternative qui s'offrent à
un acheteur que de prendre une décision concernant les affaires de
l'État et de la « haute » politique. La
ménagère ordinaire peut être très intelligente
pour acquérir les biens dont elle a besoin pour nourrir et habiller
ses enfants. Mais elle peut être moins apte à choisir les
représentants appelés à mener les affaires en
matière de politique étrangère et de préparation
militaire.
Il y a une autre
différence importante. Sur le marché, non seulement les besoins
et les désirs de la majorité sont pris en compte, mais
également ceux des minorités, pourvu qu'elles ne soient pas
trop insignifiantes en nombre. Le commerce des livres édite pour le
lecteur moyen, mais aussi pour des petits groupes d'experts dans divers
domaines. Le commerce du vêtement offre des habits pour les gens de
tailles normales mais aussi des marchandises pour les consommateurs anormaux.
Alors que dans la sphère politique seule la volonté de la
majorité compte, et que la minorité est forcée
d'accepter ce qu'elle peut détester pour de sérieuses raisons.
Dans l'économie
de marché les acheteurs déterminent avec chaque sou
dépensé la direction des processus de production, et par
conséquent les traits essentiels de toutes les activités
commerciales. Les consommateurs assignent à chacun sa position et sa
fonction dans l'organisme économique. Les propriétaires des
facteurs matériels de production sont virtuellement les mandataires ou
les administrateurs des consommateurs. S'ils échouent dans leurs
tentatives de servir au mieux le consommateur, ils subissent des pertes et,
s'ils ne réagissent pas à temps, perdent leur
propriété.
La
propriété féodale était acquise soit par
conquête soit par une faveur du conquérant. Une fois acquise, le
propriétaire et ses héritiers pouvaient en
bénéficier pour toujours. À l'inverse, la
propriété capitaliste doit être acquise à nouveau
à chaque fois en la mettant au service des consommateurs. Chaque
propriétaire de facteurs matériels de production est
forcé d'ajuster ses services à la plus grande satisfaction de la
demande sans cesse changeante des consommateurs. Un homme peut commencer sa
carrière dans les affaires comme héritier d'une grande fortune.
Mais ceci ne va pas nécessairement l'aider dans sa compétition
avec les nouveaux venus. L'ajustement d'un système de chemins de fer
existant à la nouvelle situation créée par
l'arrivée des voitures, camions et avions fut un problème plus
difficile que les nombreuses épreuves auxquelles les nouvelles
entreprises devaient faire face.
Le fait qui fit
apparaître et prospérer les méthodes capitalistes dans la
conduite des affaires est précisément l'excellence des services
rendus aux masses. Rien ne caractérise mieux l'amélioration
fabuleuse du niveau de vie que le rôle quantitatif joué par les
industries de divertissement dans les affaires modernes.
Le capitalisme a
transformé de manière radicale les événements
humains. Les chiffres de la population se sont multipliés. Pour les
quelques pays dans lesquels ni les politiques du gouvernement ni la
préservation obstinée des voies traditionnelles de la part des
citoyens n'ont placé d'obstacles insurmontables sur le chemin de
l‘entrepreneuriat capitaliste, les conditions de vie de l'immense
majorité se sont améliorées de manière
spectaculaire. Des équipements jamais connus jusque-là ou
considérés comme des luxes extravagants sont désormais
disponibles pour l'homme ordinaire. Le niveau général
d'éducation, de bien-être matériel et spirituel augmente
d'années en années.
Tout ceci n'est pas la
réalisation des gouvernements ou de mesures charitables. Le plus
souvent c'est l'action gouvernementale qui empêche les
développements avantageux que tend à apporter le fonctionnement
régulier des institutions capitalistes.
Examinons un cas
spécial. Dans les temps pré-capitalistes, l'épargne et
donc l'amélioration de la condition économique d'un individu
n'étaient réellement accessibles, en dehors de prêteurs
professionnels d'argent (les banquiers), qu'aux gens qui possédaient
une ferme ou une boutique. Ils pouvaient investir leur épargne dans
l'amélioration ou l'expansion de leur propriété. Les
autres, prolétaires sans propriété, ne pouvaient
épargner qu'en cachant quelques pièces dans un coin qu'ils
considéraient sûr. Le capitalisme a rendu l'accumulation d'un
certain capital au travers de l'épargne accessible à tout le
monde. Les institutions d'assurance-vie, les banques et les obligations
offrent la possibilité d'épargner et de générer
des intérêts aux masses de gens à faible revenu, et ces
gens utilisent largement cette possibilité. Sur le marché des
prêts des pays avancés, les fonds fournis par de telles
personnes jouent un grand rôle. Ils peuvent être un facteur
important en rendant le fonctionnement du système capitaliste familier
à ceux qui ne sont pas eux-mêmes employés dans le secteur
financier. Et avant tout, ils peuvent améliorer encore et encore la
situation socio-économique de la plupart.
Mais, malheureusement,
les politiques de presque toutes les nations sabotent cette évolution
de la façon la plus scandaleuse. Les gouvernements des
États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de l'Allemagne,
pour ne pas parler de la plupart des petites nations, ont mené ou
mènent encore les politiques les plus radicalement inflationnistes.
Tout en parlant continuellement de leur sollicitude envers l'homme ordinaire,
ils ont volé, sans honte, toujours et encore, au travers de
l'inflation d'origine gouvernementale, ceux qui avaient souscrit des polices
d'assurance, qui cotisent à un plan de retraite, qui possèdent
obligations et dépôts bancaires.
Les auteurs de l'Europe de l'Ouest qui à la fin du XVIIIe
siècle et dans les premières décennies du XIXe
siècle ont développé des plans pour l'établissement
du socialisme n'étaient pas familiers des idées sociales et des
conditions de l'Europe centrale. Ils ne prêtaient aucune attention
au Wohlfahrtstaat, l'État-providence des gouvernements
monarchiques allemands du XVIIIe siècle. Ils ne lisaient pas non plus
le livre classique sur le socialisme allemand, le Geschlossener
Handelsstaat de Fichte, publié en 1800. Quand bien plus tard
– dans les dernières décennies du XIXe siècle
– les nations de l'Ouest, en premier lieu l'Angleterre, se sont
engagées dans les méthodes fabiennes d'une progression
tempérée vers le socialisme, elles ne se sont pas posé
la question de savoir pourquoi les gouvernements continentaux qu'ils
méprisaient comme attardés et absolutistes avaient
déjà adopté depuis longtemps ces principes
prétendument nouveaux et progressistes de réforme sociale.
Les socialistes
allemands de la deuxième partie du XIXe siècle ne pouvaient
pas, eux, éviter de rencontrer ce problème. Il devaient faire
face à Bismarck, l'homme dont la pro-socialiste Encyclopedia
of the Social Sciences dit qu'il fut
« considéré avec raison comme le partisan le plus
fameux du socialisme d'État de son époque »(5). Lassalle a joué avec
l'idée de favoriser la cause du socialisme par une coopération
avec ce paladin très « réactionnaire »
des Hohenzollern. Mais la mort prématurée de Lassalle mit fin
à de tels plans et également, peu après, aux
activités du groupe socialiste dont il était le chef. Sous
l'influence des disciples de Marx, le Parti socialiste allemand se transforma
en une opposition radicale envers le régime du Kaiser. Ils
votèrent au Reichstag contre tous les projets proposés par le
gouvernement. Bien sûr, en tant que parti minoritaire, leurs votes ne
pouvaient pas empêcher l'approbation par le Reichstag des lois en
« faveur » du travail, et parmi celles-ci la loi
établissant le fameux système de sécurité
sociale. Dans un seul cas ils purent parvenir à éliminer une
mesure de socialisation soutenue par le gouvernement: l'établissement
d'un monopole du gouvernement sur le tabac. Mais toutes les autres mesures de
nationalisation ou de municipalisation de Bismarck furent adoptées
malgré l'opposition passionnée du Parti socialiste. Et la
politique de nationalisation de l'Empire allemand, qui, grâce aux
victoires de ses armées, jouissait d'un prestige sans
précédent dans le monde entier, fut adoptée par de
nombreuses nations de l'Est et du Sud de l'Europe.
Les doctrinaires
socialistes allemands ont essayé en vain d'expliquer et de justifier
la contradiction manifeste entre leur plaidoyer fanatique en faveur du
socialisme et leur opposition obstinée à toutes les mesures de
nationalisation(6). Mais malgré le soutien des
partis soi-disant conservateurs et chrétiens aux politiques
gouvernementales de nationalisation et de municipalisation, celles-ci
perdirent rapidement leur popularité auprès des dirigeants
comme auprès des dirigés. Les industries nationalisées
fonctionnaient plutôt mal sous la direction d'administrateurs
payés par les autorités. Les services rendus aux consommateurs
devenaient très insatisfaisants, et le prix à payer augmentait
sans cesse. Et, pire que tout, les résultats financiers de la gestion
des serviteurs publics étaient déplorables. Les déficits
de ces équipes étaient une lourde charge pour le trésor
national et obligeaient encore et toujours à augmenter les
impôts. Au début du vingtième siècle, il
n'était plus possible de nier le fait évident que les
autorités publiques avaient scandaleusement échoué dans
leurs tentatives d'administrer les différentes organisations qu'elles
avaient acquises dans la mise en place de leur « socialisme
d'État ».
Telles étaient
les conditions lorsque le résultat de la Première Guerre mondiale
rendit les partis socialistes souverains en Europe centrale et en Europe de
l'Est et renforça considérablement leur influence en Europe de
l'Ouest. Il n'y avait dans ces années pratiquement aucune opposition
sérieuse en Europe aux plans pro-socialistes les plus radicaux.
Le gouvernement
révolutionnaire allemand fut formé en 1918 par des membres du
parti marxiste social-démocrate. Il n'avait pas moins de pouvoir que
le gouvernement russe de Lénine et, comme le dirigeant russe,
considérait le socialisme comme la seule solution possible et
raisonnable à tous les problèmes politiques et
économiques. Il savait également très bien que les
mesures de nationalisation adoptées par l'Empire allemand avant la guerre
avaient donné des résultats financiers insatisfaisants, des
services plutôt pauvres et que les mesures socialistes prises pendant
les années de guerre n'avaient pas eu de succès. Le socialisme
était à leurs yeux la grande panacée, mais il semblait
que personne ne comprenait ce que cela voulait vraiment dire ni comment
l'amener convenablement. Ainsi, les dirigeants socialistes victorieux ont
fait ce que tous les gouvernements font quand ils ne savent pas quoi faire.
Ils ont nommé un comité de professeurs et d'experts. Les
marxistes avaient pendant plus de cinquante ans défendu la cause de la
socialisation comme point central de leur programme, comme remède pour
apaiser tous les maux de la Terre et conduire l'humanité vers un
nouveau jardin d'Eden. Désormais ils avaient pris le pouvoir et tout
le monde attendait qu'ils tiennent leurs promesses. Désormais ils
devaient socialiser. Mais dès le début, ils durent confesser ne
pas savoir comment le faire et demandaient aux professeurs ce que la
socialisation voulait dire et comment la mettre en pratique.
Ce fut le plus grand
fiasco intellectuel que l'Histoire ait jamais connu. Ceci mit fin, aux yeux
des gens raisonnables, à tous les enseignements de Marx et de la
cohorte d'utopistes moins connus.
Le destin des
idées et plans socialistes ne fut pas meilleur en Europe de l'Ouest
que dans le pays de Marx. Les membres de la Société fabienne
n'étaient pas moins perplexes que leurs amis continentaux. Comme eux,
ils étaient trop convaincus que le capitalisme était pour
toujours raide mort et que le socialisme seul pouvait par conséquent
diriger toutes les nations. Mais eux aussi devaient admettre qu'ils n'avaient
pas de plan d'action. Le plan du Socialisme de Guilde, qui reçut une
publicité flamboyante, était simplement un non-sens, comme tout
le monde dû rapidement l'admettre. Il disparut discrètement de
la scène politique britannique.
Mais, bien sûr,
la débâcle intellectuelle du socialisme et
particulièrement du marxisme à l'Ouest ne changèrent pas
les conditions à l'Est, en Russie et dans les autres pays d'Europe
orientale, et la Chine entreprit une nationalisation complète. Pour
eux, ni la réfutation critique des doctrines des marxiens et autres
socialistes, ni l'échec de toutes les expériences de nationalisation
n'avaient de signification. Le marxisme devint la quasi-religion des nations
arriérées qui avaient hâte d'obtenir les machines et
avant tout les armes mortelles développées à l'Ouest.
Mais ces nations rejetaient la philosophie qui avait produit les
résultats sociaux et scientifiques de l'Ouest.
La doctrine politique
de l'Est, réclamant une socialisation immédiate totale de
toutes les sphères de la vie et l'extermination sans pitié de
tous les opposants, reçut un soutien plutôt sympathique de la
part des nombreux partis et politiciens influents des pays occidentaux.
« Construire des ponts en direction du secteur communiste du
monde » est un objectif assez fréquent des gouvernements de
l'Occident. Il est à la mode chez certains snobs de vanter le
despotisme illimité de la Russie ou de la Chine. Et, le pire de tout,
à partir des impôts collectés sur les revenus du secteur
privé, certains gouvernements, en particulier celui des
États-Unis, donnent de nombreuses subventions aux gouvernements qui
doivent faire face aux immenses déficits précisément
parce qu'ils ont nationalisé beaucoup d'entreprises, tout
spécialement les chemins de fer, les services de poste et de
télégraphie ainsi que de nombreux autres.
Dans les parties
pleinement industrialisées de notre globe, dans les pays de l'Europe
de l'Ouest, de l'Europe centrale et de l'Amérique du Nord, le
système de l'entreprise privée non seulement survit mais
s'améliore sans cesse et augmente les services qu'il rend. Les hommes
d'État, les bureaucrates et les politiciens regardent de travers le
monde des affaires. La plupart des journalistes, les écrivains de
fiction et les professeurs d'Université propagent diverses versions du
socialisme. La génération montante est imprégnée
de socialisme à l'école. On n'entend que très rarement
une voix critiquant les idées, plans et actions socialistes.
Mais pour ces
personnes du monde industriel le socialisme n'est plus une force vivante. Il
n'est plus question de nationaliser d'autres branches de l'industrie(7).
Aucun des nombreux
gouvernements sympathisants de la philosophie socialiste ne pense
sérieusement à suggérer des mesures de nationalisation
supplémentaires. Au contraire. Par exemple, le gouvernement
américain et tout Américain raisonnable auraient des raisons
d'être fiers si l'on pouvait se débarrasser de la Poste avec son
inefficacité proverbiale et son déficit gigantesque.
Le socialisme a
commencé à l'âge de Saint-Simon comme une tentative de
donner un coup de jeune à la vieillesse de la civilisation occidentale
de l'homme caucasien. Il a essayé de préserver cet aspect
quand, plus tard, il prenait le colonialisme et l'impérialisme comme
cibles principales. Aujourd'hui c'est le cri de ralliement de l'Est, des
Russes et des Chinois qui rejettent l'idéologie de l'Ouest, mais qui
essaient passionnément de copier sa technique.
A.
Si
le lecteur cherche un point de vue iconoclaste sur ce sujet, il peut se
reporter à l'article de Hans-Hermann Hoppe « The Political
economy of monarchy and democraty, and the idea of a natural
order », dans The
Journal of Libertarian Studies (N°.
11-2, 1995, pp. 94-121) et dans « Time Preference, Governement and
the Process of De-Civilisation », Le
Journal des économistes et des études humaines(vol. V,
N°. 4, 1994). Hoppe, pourtant grand admirateur de Mises, y
développe l'idée selon laquelle le passage de monarques
héréditaires à un gouvernement élu participe d'un
phénomène de décivilisation. Son argument est
praxélogique et fondé sur l'idée que les monarques
étant propriétaires privés ont intérêt
à préserver leur richesse donc leurs sujets, alors que les
élus ont intérêt à tout dépenser avant de
perdre le pouvoir, ou à faire du clientélisme pour être
réélu, leur horizon politique étant bien plus
limité car ils ne sont pas propriétaires, ce qui se fait aux
dépens des citoyens. NdT.
B. Pour une critique de cette analogie, outre la
suite de l'article de Mises, voir l'analyse de James Buchanan « Vote et marché », Journal
of Political Economy, LXII (1954), pp. 334-343 [repris dans le recueil Fiscal
and Political Economy, (1960) Chapel Hill, chapitre 4]. NdT.
C. On peut même soutenir que la
démocratie comme système de gouvernement (vote majoritaire,
conduisant à la dictature de la majorité comme l'ont
souligné de nombreux auteurs) n'est pas vraiment compatible avec le
libéralisme. Voir le livre Against Politics d'Anthony
de Jasay, qui dénonce l'expression de « démocratie
libérale » comme exprimant une contradiction dans les termes. NdT.
1. Jeremy Bentham, « Principe of the Civil
Code », vol. 1, in Works, J. Bowrings, ed. Londres:
Simpkin, Marshall, 1943, p. 309.
2. Sur le concept praxéologique du
« présent », voir Human Action [L'Action
humaine], 3ème édition, Chicago: Henry Regnery, 1966,
pp. 100.
3. Le terme « socialisme » a
été créé seulement plusieurs décennies
plus tard et ne fut pas couramment utilisé avant les années
1850.
4. « Libéral » est
utilisé ici dans le sens qu'il avait au XIXe siècle, et qui
prévaut encore dans l'usage européen. En Amérique,
« libéral » est de nos jours largement synonyme
de socialisme ou de socialisme « modéré ».
5. Voir W.H. Dawson, « Births », in Encyclopedia of the Social Sciences, vol 2, New York: Macmillan, 1930, p. 573.
6.
Sur les piètres excuses de Friedrich Engels et de Karl Kautsky, voir
mon livre Socialism [Le
Socialisme], traduit en anglais par J. Kahane. New Haven, CT: Yale
University Press 1951, pp. 240.
7. Le cabinet travailliste britannique a rendu
hommage à l'idéologie de son parti en traitant de l'industrie
de l'acier. Mais tout le monde sait qu'il ne s'agit que d'une façade
pour cacher quelque peu le grand échec de tout ce que les
différents partis de la gauche britannique ont essayé de faire
depuis des décennies.
Article originellement
publié par le Québéquois Libre ici
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