En 1906, Alfred Henry Lewis a
décrété qu’ « il n’y a que neuf repas entre l’humanité et l’anarchie ».
Depuis lors, son observation a été répétée par des gens de tous les horizons,
depuis Robert Heinlein jusqu’à Leon Trostky.
Contrairement à toutes les
autres marchandises, la nourriture est une nécessité qui ne peut attendre. S’il
y avait une pénurie de chaussures, nous pourrions très bien nous en sortir
des mois durant, voire des années. Une pénurie d’essence serait plus
difficile à surmonter, mais nous y survivrions grâce aux transports en commun.
Ou nous nous mettrions à marcher plus, si nécessaire.
Mais la nourriture est
différente. S’il y avait une interruption du réseau de distribution de
nourriture, la peur se propagerait dans l’immédiat. Et si le rétablissement
de ces réseaux était incertain, cette peur se ferait plus prononcée encore.
Après seulement neuf repas de manqués, il y a de fortes chances que nous commencions
à paniquer et soyons prêts à commettre un crime pour obtenir de quoi manger. Si
nous voyions notre voisin avec une miche de pain, nous pourrions aller jusqu’à
dire « Je suis désolé, vous êtes un bon voisin, et nous sommes amis depuis
des années, mais mes enfants n’ont rien mangé aujourd’hui – je dois avoir ce
pain – même si cela veut dire que je dois vous tuer ».
Nul besoin de spéculer
là-dessus. Après tout, nous n’avons pas de quoi nous inquiéter de la
possibilité d’un tel scénario. Penchons-nous donc sur l’industrie de la
distribution alimentaire, comparons-la à la direction actuelle de l’économie,
et voyons si nous devrions nous inquiéter.
L’industrie alimentaire opère
typiquement sur des marges très fines – très souvent inférieures à 2%. Traditionnellement,
les vendeurs de gros reposent sur deux semaines de réserves et des plans de
paiement de trente jours. Mais le resserrement accru du système économique
depuis ces huit dernières années a forcé un grand nombre de participants à l’industrie
à se tourner vers des réserves et des plans de paiement de trois jours. Ce
système fonctionne très bien, mais il a moins de marge de manœuvre et aurait
plus de mal à supporter un gros choc.
Si une inflation significative
prenait place (disons 3%), tous les profits seraient perdus pour le mois en
cours, pour les fournisseurs comme pour les vendeurs de détail. Mais les
produits pourraient toujours être remplacés et vendus à prix accru le mois
suivant. Si l’inflation perdurait sur plusieurs mois, en revanche, l’industrie
serait incapable de couvrir l’écart, même si de meilleures conditions étaient
attendues sous quelques mois. Une incapacité de verser l’intégralité de ses
paiements signifierait, pour un revendeur, une réduction de ses commandes. Et
donc moins de produits dans les rayons. Plus la tendance inflationniste se
poursuit, plus les prix grimpent pour combler le manque à gagner. Et moins il
y a de produits en rayons.
Depuis l’Allemagne en 1922 jusqu’au
Venezuela en 2016, en passant par l’Argentine en 2000, c’est ce qui s’est
passé à chaque fois que l’inflation est devenue systémique plutôt que
sporadique. Chaque mois, des magasins ont fermé, à commencer par les moins
bien capitalisés.
En période économique prospère,
cela signifierait une meilleure opportunité de faire des affaires pour les
magasins solvables, mais en période d’inflation, ces derniers ne sont pas en
mesure d’élargir leurs activités non-profitables. En conséquence, les volumes
de nourriture disponibles diminuent en parallèle à la sévérité de l’inflation.
En revanche, la demande en
nourriture ne diminuerait pas d’une seule miche de pain. La fermeture de
magasins serait ressentie presqu’immédiatement dans les villes, et forcerait
les habitants d’un quartier à aller chercher ce dont ils ont besoin dans le
quartier voisin. Un danger commencerait à se présenter si les magasins du
quartier d’à côté fermaient, et que les habitants des deux quartiers devaient
se rendre dans un troisième pour trouver de quoi manger. A ce moment-là, une
miche de pain aurait trois acheteurs potentiels, et justifierait un meurtre.
Virtuellement, personne ne tolèrerait bien longtemps voir ses enfants manquer
de pain parce que d’autres ont envahi son supermarché local.
L’industrie toute entière en
serait impactée. A mesure que les détaillants disparaîtraient, il en irait de
même pour les fournisseurs, qui se trouvent au sommet de la chaine
alimentaire. Et cette situation ne se développerait pas de manière ordonnée,
ou dans une zone spécifique. Le problème serait national. Les fermetures se
multiplieraient partout, au hasard, et affecteraient toutes les régions. Des
émeutes de la faim prendraient place, d’abord dans les villes, puis se
propageraient à d’autres communautés. Les acheteurs, de peur de faire face à
des pénuries, achèteraient tout ce qu’ils trouveraient de disponible.
Plus important encore, c’est le
caractère imprévisible des livraisons qui fait grimper le sentiment de peur,
et génère panique et violence. Rien de ce qui précède n’est spéculation :
il s’agit d’une tendance historique – d’une réaction de la nature humaine
lorsque se développe une inflation systémique.
Puis arrive la cavalerie
A ce moment-là, il devient
extrêmement urgent pour le gouvernement central de prendre des mesures et de
contrôler l’industrie alimentaire pour qu’elle serve les besoins politiques
plutôt que la demande, exacerbant ainsi le problème. Les fournisseurs se
trouveraient forcés de livrer aux quartiers où les émeutes sont les plus
explosives, même si les détaillants locaux étaient incapables de payer. De
plus en plus de fournisseurs feraient faillite.
Certains livreurs commenceraient
à refuser de desservir certains quartiers, et les militaires pourraient avoir
à contrôler l’arrivée des livraisons.
Mais pourquoi s’inquiéter de ce
qui précède ? Après tout, l’inflation est aujourd’hui contenue, et bien
que les gouvernements manipulent les chiffres économiques, le niveau d’inflation
actuel n’est pas suffisant pour créer un tel scénario.
Que faudrait-il pour que le
scénario précédent se produise ? Historiquement, tout a toujours
commencé par une dette excessive. Nous savons que la dette n’a encore jamais
été si importante. Les marchés des actions et obligations traversent des
bulles de proportions historiques. Elles finiront par éclater, mais quand ?
Dans un an ? Dans six mois ? La semaine prochaine ?
Avec un effondrement des marchés
vient invariablement une déflation, à mesure que les gens tentent de se
débarrasser de leurs actifs pour couvrir leurs pertes. La Réserve fédérale et
d’autres banques centrales ont annoncé qu’elles imprimeraient autant d’argent
que possible pour combattre la déflation. Malheureusement, l’inflation a des
effets bien plus importants sur les prix des marchandises que des actifs. Les
prix des marchandises flamberont, pour réduire davantage le pouvoir d’achat
des consommateurs et leurs chances d’acheter des actifs, même à prix réduits.
Ainsi, les propriétaires d’actifs devront baisser leurs prix à mesure que
grandira leur désespoir. La Fed imprimera davantage pour combattre la
déflation, et nous entrerons dans une période de concurrence entre déflation
et inflation.
Lorsqu’une telle situation s’est
présentée par le passé, aucun gouvernement n’a jamais fait ce qu’il fallait.
Ils ont en effet fait tout le contraire – ils ont continué d’imprimer. La
nourriture existe toujours, mais les détaillants ferment leurs portes parce
qu’ils n’ont plus de sous. Les fournisseurs ferment eux-aussi parce qu’ils ne
reçoivent pas les paiements que leurs doivent les détaillants. Les
producteurs réduisent leur production parce que leurs ventes diminuent.
Dans tous les pays qui sont
passés par là, le gouvernement a fini par sortir du tableau pour laisser
prévaloir le marché libre, venu redonner de l’énergie à l’industrie pour
enfin favoriser un retour à la normale. La question n’est pas de savoir si la
civilisation disparaîtra (elle ne le fera pas), mais de savoir jusqu’où peut
aller une société qui traverse une crise alimentaire, parce que même les
meilleurs d’entre nous pourraient paniquer et devenir une menace potentielle
pour quiconque conserverait une boîte de soupe dans son cellier.
La peur de mourir de faim est
fondamentalement différente des autres peurs de pénurie. Même les personnes
les plus douces paniquent. En de telles circonstances, il est avantageux de
vivre en campagne, aussi loin du centre de panique que possible. Il est aussi
avantageux d’accumuler des réserves nourriture à l’avance histoire de pouvoir
survivre plusieurs mois. En revanche, même ces mesures ne sont pas garanties.
Aujourd’hui, les autoroutes et les voitures personnelles rendent très facile
pour quiconque de se déplacer là où des biens alimentaires peuvent encore se
trouver. Au mieux, il faudrait se préparer à traverser la crise dans un pays
moins susceptible d’être touché par une inflation de grande importance – où les
chances d’une crise alimentaire sont faibles et où la sécurité est plus
assurée.