Nous avons pu voir tout au long de cette série
d’articles que les opérations de refinancement des banques
centrales ne sont pas aussi simples que ce qui est généralement
décrit dans les manuels d’économie monétaire.
Ajoutons que les banques centrales ne se cantonnent pas à un ciblage
simple des taux d’intérêt ou de la masse monétaire.
Outre leurs opérations « conventionnelles » de
refinancement, les banques centrales peuvent également mener des
opérations « non-conventionnelles » qui leur cherchent
à cibler des actifs financiers spécifiques afin
d’influencer la composition même des portefeuilles des
investisseurs.
Un exemple connu de longue date consiste à
intervenir sur les marchés des devises afin de manipuler le taux de
change. La banque centrale peut vouloir rendre la monnaie nationale relativement
bon marché par rapport aux monnaies étrangères, ce qui favorise
les exportations et l’arrivée de nouveaux investisseurs dans le
pays. Pour ce faire, elle procède à une
dépréciation monétaire en achetant massivement des
devises avec de la monnaie domestique. La banque centrale peut, au contraire,
souhaiter rassurer les investisseurs étrangers déjà sur place en montrant qu’elle est
prête à maintenir le pouvoir d’achat de sa monnaie et donc
des investissements réalisés en cette monnaie. Pour cela, elle vise une appréciation
monétaire en utilisant ses réserves de devises pour acheter
massivement la monnaie domestique de façon à faire monter son
cours.
Les interventions sur le taux de change visent surtout les
intervenants du marché ForEx et pas vraiment
les banques commerciales. Or, il se peut que ce type d’intervention ait
un impact sur le marché interbancaire. Dans ce cas, la banque centrale
peut recourir à des opérations de stérilisation
monétaire (voir ici).
Elle peut « essuyer » tout excès de
liquidité en vendant des obligations qu’elle détient ou
alors en offrant des dépôts rémunérés aux
banques.
Une autre opération « non-conventionnelle »
vise la composition des portefeuilles de titres des investisseurs,
généralement ceux des banques commerciales. Par exemple, la
banque centrale peut vouloir baisser les coûts de financement de la
dette publique en rachetant des obligations publiques (et uniquement
celles-ci). Ceci ne vise pas
à fournir des liquidités au marché bancaire, mais plutôt
à augmenter le prix des obligations sur le marché secondaire,
ce qui baisse le rendement de ces obligations. Évidemment, ce type
d’opération ne permet pas de réduire le coût passé
du financement de l’État, mais à terme celui du
coût futur puisque de nouvelles obligations pourront être vendues
à un taux plus bas.
De façon similaire, la banque centrale peut cibler
des titres privés plutôt que des titres publics. En baissant la
courbe de rendement des titres privés, la banque centrale essaye de baisser
le coût des nouvelles opérations de financement du cycle de
production. Imaginons que le taux de base du marché interbancaire est
de 3% et que le taux à court terme pour les entreprises est donc de 5%
pour inclure frais et marges des banques. Les taux à long-terme seront
normalement plus élevés. Si la banque centrale arrive à
ramener le rendement des crédits aux entreprises plus proche du taux
interbancaire, les banques n’auront pas d’autre choix que de prêter
à un taux plus bas que 5% et plus élevé que 3%.
Il est intéressant de voir que la banque centrale
peut alors manipuler les taux spécifiques de certains titres, sans pour
autant modifier son taux de base. Si ces manipulations devaient avoir un
impact sur le marché interbancaire, la banque centrale pourrait toujours
utiliser l’arme de la stérilisation monétaire. Ceci
montre qu’une banque centrale peut modifier l’offre de
réserves de liquidités sans avoir à manipuler en continu
son taux d’intérêt de base. En fait, ces politiques
« non-conventionnelles » sont finalement assez « conventionnelles ».
Ces opérations étaient déjà en vigueur avant la
crise de 2008, à la différence qu’elles étaient en
quelque sorte auxiliaire à
la politique monétaire « conventionnelle » de
maintien du taux d’intérêt de base et d’une offre
monétaire juste suffisante pour satisfaire les besoins opérationnels
des banques commerciales. Aujourd’hui, la donne a changé,
conséquence de la crise financière de 2008. . Les banques
centrales ne peuvent plus se contenter de maintenir une « vitesse
de croisière » pour l’économie car les besoins
bancaires en liquidités ont augmenté. En outre, les banques
occidentales se montrent plutôt réticentes à faire une
expansion rapide et massive du crédit.
Toutes les opérations de la banque centrale sur les
marchés empêchent justement l’ajustement naturel de ces
derniers. Par conséquent, plus une banque centrale intervient, plus
elle repousse un ajustement recherché par les acteurs de ce même
marché. Par exemple, si lors d’une crise, les banques tentent
d’épurer les mauvais crédits de leurs bilans en diminuant
l’offre de crédit et en renégociant les crédits
existants, la banque centrale souhaitant maintenir l’offre du
crédit mettra tout en œuvre pour éviter ce
scénario. Or, ceci nécessite une intervention suffisamment
puissante pour contrer le mouvement de contraction bancaire.
Afin d’éviter un credit crunch massif, les banques centrales
se sont ainsi trouvées dans l’obligation de faire de plus en
plus appel aux opérations dites « non-conventionnelles »,
en particulier celles qui ciblent l’assouplissement du financement
privé et la stimulation du crédit. D’où ces fameuses
opérations d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) et qualitatif (qualitative easing).
Dans la mesure où les banques centrales ne visent plus seulement
à maintenir l’offre de crédit mais à contrer toute
contraction du crédit et stimuler la création du crédit,
elles doivent intervenir massivement sur le marché des titres.
Les caractéristiques principales de ces politiques
non-conventionnelles sont l’extension de la maturité des
opérations et l’élargissement de ce que la banque
centrale accepte comme collatéral lors des REPOs
et opérations d’open market. Si les banques centrales se cantonnaient
précédemment à des opérations de court-terme
(quelques jours à un mois), la durée de ces opérations s’est
considérablement allongée pour passer de trois mois à un
peu plus d’un an. En outre, les banques centrales sont beaucoup moins
exigeantes en ce qui concerne la qualité des actifs financiers qu’elles
acceptent comme collatéral lors des REPOs et
opérations d’open market.
Les banques centrales précisent souvent que le
recours massif à ces politiques non-conventionnelles est temporaire.
Néanmoins, étant donné la récupération
très lente du secteur bancaire en Europe et aux États-Unis
(moins lente aux États-Unis qu’en Europe), la question de la
sortie de ces politiques non-conventionnelles reste sans réponse.
En conclusion, les banques centrales ont recours à
tout un arsenal « d’innovations
financières » très varié et plus complexe que
les simples opérations d’open
market connues du public avisé. Cette
variété d’outils permet aux banques centrales
d’avoir une influence encore plus grande sur les marchés
financiers. Néanmoins, ces interventions lourdes et nombreuses ne
semblent pas non plus capables d’éliminer les
déséquilibres constatés sur les marchés
concernés. En effet, toutes les politiques des banques centrales,
conventionnelles ou non, présentent un potentiel de
déséquilibre de plus en plus évident. Reste à
voir si de nouvelles innovations financières permettront aux banques
centrales de sortir un jour de leur propre « trappe à
liquidités ».
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