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Le billet précédent a
discuté de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 19
mars dernier. Celui-ci annulait la décision de licenciement de la
crèche Baby Loup pour non-respect de son règlement
intérieur. Il exigeait, entres autres, un code vestimentaire neutre
d’un point de vue « philosophique, politique et
confessionnel ».
Nous avons ainsi pu constater avec grand étonnement
qu’aucune des critiques à l’égard de la de la Cour
de cassation ne considère comme problématique le fait de
renverser en justice une décision de licenciement pour non-respect du
contrat. Ce constat vaut pour tous les représentants politiques, y
compris de ceux qui occupent des fonctions au gouvernement, ainsi que pour
l’ensemble des médias. Ils prônent à
l’unanimité une ingérence supplémentaire de la sphère
publique au sein de la sphère privée en soutenant une extension
de la loi sur la laïcité
à l’école aux établissements voire aux
entreprises privées. Dans ces conditions, il est légitime de
poser la question suivante: que reste-t-il de la sphère
privé ?
Depuis Aristote, qui distinguait la polis (la vie publique) et l’oikos (les affaires
domestiques), l’imperméabilité de la frontière
entre les sphères privée et publique a été
perçue comme fondamentale pour la stabilité de la
société. De surcroît, des auteurs comme John Stuart Mill
et John Locke ont longuement insisté sur le fait qu’un
agencement institutionnel qui serait à la fois moralement acceptable
et capable de soutenir le progrès économique et social, serait
le mieux à même de préserver la plus grande sphère
privée possible. La seule exception notable que ces auteurs admettent à
l’ingérence du public sur le privé vaut en cas de
nuisance physique à autrui ; l’esclavage ou la violence
domestique, par exemple, ne sont pas moralement acceptables et la sphère
privée ne saurait donc les protéger.
L’avènement de l’État-providence, au XXème
siècle, a profondément modifié les choses. En effet, il
a considérablement réduit les dimensions de la sphère
privée (à travers la nationalisation de différentes
industries et la monopolisation de différents services) mais il a aussi
détérioré son imperméabilité.
Ainsi, la distinction entre la sphère publique et privée
ne recoupe désormais plus la distinction entre l’espace
confiné à la propriété privée d’une
part (qui peut être contrôlée et librement
échangée par des individus privés) et l’espace
régi par la propriété publique d’autre part (qui
est habituellement géré par l’État et interdit
à la possession d’individus privés).
En parlant d’espace public, l’on fait aujourd’hui
référence aux rues, gares, bâtiments des
ministères, écoles mais aussi aux espaces qui sont
détenus par des personnes privées : bars, boutiques,
entreprises etc. – et qui accueillent du public.
De plus en plus de lois s’appliquent désormais
indistinctement aux propriétés publique et privée. Ces
lois concernent tellement d’activités triviales (fumer, boire,
manger, s’habiller, habiter, travailler) que plus personne ne s’étonne
de ce que de nouvelles lois puissent davantage restreindre la sphère
privée, comme l’illustre l’extension de la loi sur la
laïcité. Cela ne constitue in
fine qu’une condition supplémentaire aux règles
régissant le travail, en plus de celles qui existent
déjà.
Un contrat de travail entre l’employeur et
l’employé, quel que soit le domaine d’activité, doit
ainsi obligatoirement tenir compte d’un nombre croissant d’obligations
légales qui imposent notamment de ne pas embaucher et licencier en
fonction de la race, de l’ethnie ou de la religion, de
l’affiliation syndicale ou politique, de l’orientation sexuelle,
de l’âge ou de la santé de l’employé, etc.
Par exemple, le célèbre arrêt
« Samaritaine », rendu en 1997 par la Chambre sociale de
la cour de cassation, annule tout licenciement économique dès
lors qu’un plan de sauvegarde n’a pas été
préalablement communiqué aux représentants du personnel.
Ainsi, lorsque l’on prend en compte toutes les lois qui conditionnent
et limitent les contrats passés entre des personnes librement
consentantes, la décision de la Cour de cassation dans le cas de la
crèche Baby Loup devient logique. De même, l’empressement
des politiciens à exiger une nouvelle loi pour obliger les entreprises
à adopter la laïcité n’a rien de surprenant. En
fait, la sphère privée a subi tellement d’atteintes par
l’intervention publique que l’on ne sait même plus
aujourd’hui où se trouve effectivement la frontière entre
privé et public.
En bref, lorsque l’on se demande ce qu’il reste de la
sphère privée, la seule réponse possible est :
« pas grande chose » ; et si l’on veut
savoir plus précisément quelles libertés sont encore
jugées inaliénables par les pouvoirs publics, il faut
s’adresser à des spécialistes des différentes
branches du droit civil (du travail, des personnes et des biens, de la
famille, de la construction, etc.).
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